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Vers une heure, comme nous nous trouvions par le travers d'Agay, la brise tomba tout à fait, et je compris que je coucherais au large si je n'arrimais pas l'embarcation pour remorquer le yacht et me mettre à l'abri dans cette baie.

Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres devant moi ils commencèrent à me traîner. Un soleil enragé tombait sur l'eau, brûlait le pont du bateau.

Les deux matelots ramaient d'une façon très lente et régulière, comme deux manivelles usées qui ne vont plus qu'à peine, mais qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de machines.

La rade d'Agay forme une joli bassin, bien abrité, fermé, d'un côté, par les rochers rouges et droits, que domine le sémaphore au sommet de la montagne, et que continue, vers la pleine mer, l'île d'Or, nommée ainsi à cause de sa couleur ; de l'autre, par une ligne de roches basses, et une petite pointe à fleur d'eau portant un phare pour signaler l'entrée.

Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines de navires réfugiés là par gros temps et les pêcheurs en été, une gare où ne s'arrêtent que deux trains par jour et où ne descend personne, et une jolie rivière s'enfonçant dans l'Esterel jusqu'au vallon nommé Malinfermet, et qui est plein de lauriers-roses comme un ravin d'Afrique.

Aucune route n'aboutit, de l'intérieur, à cette baie délicieuse. Seul un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de porphyre du Dramont ; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous sommes donc en pleine montagne.

Je résolus de me promener à pied, jusqu'à la nuit, par les chemins bordés de cistes et de lentisques. Leur odeur de plantes sauvages, violente et parfumée emplit l'air, se mêle au grand souffle de résine de la forêt immense, qui semble haleter sous la chaleur.

Après une heure de marche, j'étais en plein bois de sapins, un bois clair, sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres, ces os de la terre, semblaient rougis par le soleil, et j'allais lentement, heureux comme doivent l'être les lézards sur les pierres brûlantes, quand j'aperçus, au sommet de la montée, venant vers moi sans me voir, deux amoureux ivres de leur rêve.

C'était joli, c'était charmant, ces deux êtres aux bras liés, descendant, à pas distraits, dans les alternatives de soleil et d'ombre qui bariolaient la côte inclinée.

Elle me parut très élégante et très simple avec une robe grise de voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet. Lui, je ne le vis guère. Je remarquai seulement qu'il avait l'air comme il faut. Je m'étais assis derrière le tronc d'un Pin pour les regarder passer. Ils ne m'aperçurent pas et continuèrent à descendre, en se tenant par la taille, sans dire un mot, tant ils s'aimaient.

Quand je ne les vis plus, je sentis qu'une tristesse m'était tombée sur le coeur. Un bonheur m'avait frôlé, que je ne connaissais point et que je pressentais le meilleur de tous. Et je revins vers la baie d'Agay, trop, las, maintenant, pour continuer ma promenade.

Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe, au bord de la rivière, et, vers sept heures, j'entrai dans l'auberge pour dîner.

Mes matelots avaient prévenu le patron, qui m'attendait. Mon couvert était mis dans une salle basse peinte à la chaux, à côté d'une autre table où dînaient déjà, face à face et se regardant au fond des yeux, mes amoureux de tantôt.

J'eus honte de les déranger, comme si je commettais là une chose inconvenante et vilaine.

Ils m'examinèrent quelques secondes, puis se mirent à causer tout bas.

L'aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près de la mienne. Il me parla des sangliers et du lapin, du beau temps, du mistral, d'un capitaine italien qui avait couché là l'autre nuit, puis, pour me flatter, vanta mon yacht, dont j'apercevais par la fenêtre la coque noire et le grand mât portant au sommet mon guidon rouge et blanc.

Mes voisins, qui avaient mangé très vite, sortirent aussitôt. Moi, je m'attardai à regarder le mince croissant de la lune poudrant de lumière la petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait à terre, rayant de son passage, l'immobile et pâle clarté tombée sur l'eau.

Descendu pour m'embarquer, j'aperçus, debout sur la plage, les deux amants qui contemplaient la mer.

Et comme je m'éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées cote à côte. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l'amour s'exhalait d'elles, s'épandait par l'horizon, les faisait grandes et symboliques.

Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma chambre, comme si j'eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette tendresse répandue dans l'air, autour d'eux.

Tout à coup une des fenêtres de l'auberge s'éclairant, je vis dans la lumière leurs deux profils. Alors ma solitude m'accabla, et dans la tiédeur de cette nuit printanière, au bruit léger des vagues sur le sable, sous le fin croissant qui tombait dans la pleine mer, je sentis en mon coeur un tel désir d'aimer, que je faillis crier de détresse.

Puis, brusquement, j'eus honte de cette faiblesse et ne voulant point m'avouer que j'étais un homme comme les autres, j'accusai le clair de lune de m'avoir troublé la raison.

J'ai toujours cru d'ailleurs que la lune exerce sur les cervelles humaines une influence mystérieuse.

Elle fait divaguer les poètes, les rend délicieux ou ridicules et produit, sur la tendresse des amoureux, l'effet de la bobine de Ruhmkorff sur les courants électriques. L'homme qui aime normalement sous le soleil, adore frénétiquement sous la lune.

Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s'en douter en se promenant par les belles nuits, et on n'en guérit jamais ; on reste fou, non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d'une folie spéciale, douce et continue ; on ne pense plus, en rien, comme les autres hommes.

Certes, j'ai dû, ce soir, recevoir un coup de lune, car je me sens déraisonnable et délirant ; et le petit croissant qui descend vers la mer m'émeut, m'attendrit et me navre.

Qu'a-t-elle donc de si séduisant cette lune, vieil astre défunt, qui promène dans le ciel sa face jaune et sa triste lumière de trépassée pour nous troubler ainsi, nous autres que la pensée vagabonde agite ?

L'aimons-nous parce qu'elle est morte ? comme dit le poète Haraucourt :

« Puis ce fut l'âge blond des tiédeurs et des vents. La lune se peupla de murmures vivants : Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre, Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux, Elle eut l'amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux, Et lentement rentra dans l'ombre. »