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C’est donc sans difficulté qu’Adamsberg se remémorait avec précision le visage et les expressions de Matthieu, sa tête ronde de Breton aux cheveux presque blonds, ses petits yeux bleus – un visage de Celte, aurait signalé Danglard –, figure bienveillante à laquelle Adamsberg s’attacha tout au long du voyage pour que s’éloignent les souvenirs macabres des dernières semaines, si nets et bien trop nets.

Il se gara avec dix minutes d’avance devant la gendarmerie de Combourg. La réunion, strictement administrative, s’éternisa plus de deux heures comme il l’avait redouté, et fut aussi assommante et lénifiante qu’il l’avait prévu. Il en hérita, comme de juste, la charge d’établir le rapport de synthèse, emportant donc avec lui les dossiers de ses quatre autres collègues et fourrant dans sa poche la brillante médaille que lui avait remise le préfet. À sa sortie, trop abruti pour même noter la qualité de l’air breton, ses yeux cherchèrent aussitôt Matthieu, qui venait vers lui, tout aussi engourdi.

— Foutues formalités bureaucratiques, dit Matthieu.

— Et paperassières, dit Adamsberg en levant son sac alourdi, bénissant Danglard qui allait prendre la corvée en main. Quatre cent trente pages à réorganiser et synthétiser. Il serait sans doute bénéfique de distraire nos pensées avant d’y songer. Tu habites Rennes mais tu le connais, ce château de Combourg ?

— Mais, dit Matthieu après un léger temps de silence surpris, comment veux-tu qu’un Breton ne le connaisse pas ? Quand on bossait ensemble à Brissac, tu n’as pas pris le temps de venir y jeter un coup d’œil ? Tu avais sept kilomètres à faire.

Adamsberg haussa les épaules.

— Eh bien je ne l’ai pas fait. Depuis deux jours, les collègues m’en rebattent les oreilles. C’est ma seconde mission : voir le château de Combourg. Cela semble impératif et je ne sais pas pourquoi.

— Viens, dit Matthieu en l’attrapant par le bras, tu vas comprendre tout de suite. Le voir, puis boire un verre.

— Ça me va, dit Adamsberg en accrochant son sac à l’épaule.

Matthieu laissa son collègue dans la rue, face au château.

— Je reviens dans dix minutes, dit-il en partant vivement à pied vers le centre-ville.

À son retour, douze minutes plus tard, le commissaire Matthieu trouva Adamsberg planté au même endroit, le visage levé, son regard balayant les crénelures de l’imposante forteresse médiévale qui dominait de toute sa hauteur la cité au milieu de ses bois, à moins qu’il n’observât peut-être les nuées qui passaient lentement devant les toitures. Matthieu se posta à ses côtés, un petit livre à la main.

— Je comprends pourquoi les collègues insistaient, dit Adamsberg à voix assez basse, comme si l’austérité impressionnante et sinistre du vieux château l’obligeait à baisser le ton.

— Tu imagines ce pauvre gosse, obligé par sa brute de père à aller dormir seul dans la tour la plus éloignée ? Tous les soirs il en tremblait, tous les soirs il prenait une bougie pour longer la coursive, sans que nul l’accompagne, pour rejoindre une chambre à l’opposé de toutes les autres. Il écrivit plus tard que ce père despotique et cruel lui demandait parfois au moment du coucher : « Monsieur le Chevalier aurait-il peur ? » Et il ajoute : « Quand il me disait cela, il m’aurait fait coucher avec un mort. » Il avait huit ans. Pauvre gosse.

— Mais de quel gosse parles-tu ?

Matthieu réfléchit quelques secondes.

— Tu ne sais donc pas qui a grandi ici ?

— Et si on ne le sait pas, quelle médaille récolte-t-on ? demanda Adamsberg en souriant.

Le sourire très irrégulier du commissaire, aussi charmeur qu’involontaire, qui avait fait plier tant de volontés durant les interrogatoires, balaya le sérieux inhabituel de Matthieu.

— Ceci, dit Matthieu en lui tendant le livre. Arme imparable contre toute question.

Adamsberg feuilleta rapidement l’ouvrage. Matthieu avait choisi un texte court empli d’illustrations. Il s’arrêta un instant sur le portrait du vicomte François-René de Chateaubriand. Ce nom, il le connaissait.

— Ne va pas croire, dit Matthieu. Dans mon propre commissariat, il n’y a pas un agent sur dix qui sait au juste qui fut l’illustre habitant de la forteresse. Et pas un gars sur mille, ni moi, qui aurait mis la main sur l’assassin de ces jeunes filles. Tu sais ce qui nous rend si moroses ?

— Ces filles.

— Ces filles. Je te propose cette terrasse là-bas, avec un verre, et je te raconte l’histoire de l’illustre habitant, dont, crois-moi, je n’ai pas lu une ligne. Je ne connais que trois titres de son œuvre. Viens.

Sur le court chemin menant jusqu’au café, Adamsberg envoya une simple question depuis son portable, tout en avançant de sa démarche un peu dansante. S’il y en avait un qui saurait, c’était bien Danglard. Adamsberg parcourut les interminables textos que son adjoint, à présent lancé, lui envoyait et coupa court. À présent, lui aussi savait.

— Ton illustre, dit-il une fois installé devant une bolée de cidre, le vicomte François-René de Chateaubriand, est l’un des plus grands écrivains français, précurseur du romantisme et mondialement connu.

Adamsberg s’interrompit, leva les yeux vers un vol de mouettes.

— Ne me dis rien, dit-il à Matthieu en levant une main. Voilà, j’y suis. Et son œuvre monumentale est les Mémoires d’Outre-tombe.

— Tu as triché sur le Net. Tu me voles ma petite histoire.

— Je n’ai pas triché. J’ai demandé à un des rares hommes de ma Brigade capables de me répondre.

— Ton commandant Danglard ?

— Lui-même, dit Adamsberg tout en crayonnant rapidement sur son calepin. Encore ai-je dû l’interrompre, son flux de culture est si torrentiel qu’il ne sait pas l’endiguer.

— Alors tu ne sais pas tout, s’amusa Matthieu. Tu ne sais rien du Boiteux et du chat noir, dont il connaît certainement l’existence.

— Et qui sont ?

— Des fantômes. Imagines-tu un instant la forteresse de Combourg sans fantômes ? Ça n’aurait pas de sens. Tu reprends une bolée de cidre ?

— Quelle heure est-il ?

— Moins de sept heures. Trop tard pour faire la route de nuit après une telle journée. Je te propose un programme plus divertissant et instructif.

Matthieu leva la main pour renouveler la commande.

— L’histoire de tes fantômes ?

— Par exemple. Mais surtout, une rencontre qui sidérerait ton commandant lui-même.

— Rencontre avec qui ?

— Avec Chateaubriand.

— Avec lui ? demanda Adamsberg en tendant à son collègue la page de son calepin. Tu te fous de moi, je viens de lire qu’il était mort en 1848.

Matthieu contempla le portrait élégant de Chateaubriand, finement dessiné par Adamsberg, et qui lui ressemblait trait pour trait.

— Comment as-tu fait cela ?

— Comment ? Mais je l’ai vu dans ton livre.

— Et cela t’a suffi ? Pourquoi le préfet ne t’a-t-il pas donné une seconde médaille ? Moi, je ne sais pas dessiner.

— Tourne la page.

Sur le feuillet suivant figurait le visage de Matthieu, dont Adamsberg avait rehaussé les traits les plus harmonieux et les expressions les plus vives afin de faire oublier qu’il n’était pas un homme très beau.

— Merde, dit Matthieu, stupéfait. Tu veux bien me le signer ? Et me l’offrir ?

Tandis qu’Adamsberg s’exécutait, Matthieu s’était levé, avait réglé le serveur et agitait ses clefs de voiture.

— Dépêche-toi, je ne voudrais pas le louper.

— Je ne sais pas me dépêcher.

— Ça va être son heure.