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— Ne te fous pas de moi, répéta Adamsberg en empochant soigneusement son carnet.

Matthieu démarra et fila à vive allure vers le village de Louviec.

— Il vient très souvent dîner vers vingt heures, à l’Auberge des Deux Écus, l’une des meilleures tables à la ronde. Avec une excellente chambre pour toi. Et des ragots à n’en plus finir. C’est à Louviec, un gros village à neuf kilomètres d’ici. Un avantage de plus pour toi : c’est un vrai village breton, quasiment intact, avec le granit verdi, les ruelles glissantes et pavées, les vieilles colonnes médiévales et les voûtes, enfin tout ce qu’on peut souhaiter pour oublier Paris ou Rennes pour quelques heures. Je te conseille la poule aux champignons et au gratin.

— Va pour ta poule, dit Adamsberg en suivant son collègue à l’intérieur de l’auberge aux trois quarts remplie, au décor ostensiblement médiéval. Reproductions de tapisseries anciennes aux murs, épées, armures, tables en bois.

— On va s’installer là, dit Matthieu, je serai face à la porte et te ferai signe quand il entrera. Il s’assied généralement à cette table longue, on pourra entendre les ragots en prêtant l’oreille.

— Tu vois qu’il était inutile de se hâter, on a vingt minutes d’avance.

— Ce qui me donne le temps de te raconter l’histoire du Boiteux.

Matthieu grimaça légèrement, comme soudain réticent.

— Mais ne t’étonne pas, dit-il, si tu me trouves étrange. Si tu me vois me frotter l’œil gauche ou le couvrir de ma main.

— Tu as mal ?

— Pas encore. Mais mon œil souffre dès que je parle du fantôme. Je ne l’ai jamais raconté à personne mais je ne sais pas pourquoi, cela ne me gêne pas de te le dire. Aussi, garde cela pour toi.

— Tu crois au Boiteux ?

— Pas le moins du monde. Il n’empêche que chaque fois que j’en parle, il semble qu’on appuie très fort sur mon œil. Quand l’histoire est finie, ça s’en va.

— Cela te fait ça souvent ?

— Seulement pour le Boiteux. À présent, tu vas me prendre pour un cinglé. Tu en as, toi, des trucs de cinglé ?

— Je ne les compte même plus. Alors va sans crainte.

Matthieu sourit, puis se protégea l’œil de sa main en mesure préventive.

— Je t’écoute, dit Adamsberg, tandis que la serveuse disposait leurs couverts.

— C’est un très vieux fantôme. C’était avant que le père de Chateaubriand achète le château. Il était comte de Combourg, il s’appelait Malo de Coëtquen. On ne peut faire plus breton. Lors d’une bataille en 1709, il a perdu une jambe et portait depuis un pilon de bois. C’est le claquement de ce pilon sur les dalles qu’on entend dans le château de Combourg à la nuit. Attends, dit Matthieu en consultant son portable, j’ai là la phrase de Chateaubriand : « Un certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles » – en réalité en 1721 – « apparaissait, dit-on, à certaines époques et se faisait entendre dans l’escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule accompagnée d’un chat noir… » D’autres ont raconté qu’on entendait parfois le miaulement du spectre du chat. Le père de Chateaubriand y croyait dur comme fer et n’avait pas manqué de le raconter aux enfants. Bonne petite histoire pour s’endormir, non ? Passe-moi un peu d’eau que je me tamponne l’œil.

Matthieu mouilla sa serviette dans son verre et tapota sa paupière, qu’Adamsberg trouva en effet un peu rougie.

— Attention, dit-il, le voilà, Josselin de Chateaubriand, l’actuel. Regarde, mais sois discret, c’est un homme aimable et humble, malgré son habillement un peu inusuel, mais il faut comprendre, son incroyable destin pèse sur ses épaules de tout son poids.

Légèrement tourné de côté tout en buvant son verre de vin, Adamsberg vit entrer avec stupeur l’homme même dont il avait crayonné le visage dans son calepin. Le corps mince, les traits harmonieux, le menton pointu, le regard un peu mélancolique, les lèvres bien dessinées, il était le sosie absolu de l’écrivain. Adamsberg, qui n’avait pas cru un mot de cette « rencontre » que lui avait vantée Matthieu, le regardait intensément tandis que l’homme saluait chacun et chacune avec simplicité, allant de table en table, se déplaçant avec légèreté, bien habillé mais sans ostentation. Mais quoique ses vêtements fussent, pris chacun séparément, classiques – pantalon serré, chemise blanche, gilet, veste noire un peu longue –, l’ensemble dégageait une impression XIXe siècle assez sensible. Accrue par un petit foulard blanc noué autour du cou et par le col de sa chemise remonté, dont on ne lui tenait pas rigueur, le sachant fragile de la gorge. Selon les uns ou les autres, on lui répondait « Bonsoir vicomte », « Bonsoir Chateaubriand », ou tout simplement « Bonsoir Josselin ».

— Tu le regardes trop, souffla Matthieu. Retourne-toi vers moi. Merde, il s’apprête à venir vers nous. Fais l’imbécile surtout, ne le reconnais pas, cela lui fera plaisir.

— Il se donne pourtant une allure un rien XIXe siècle, ou je me trompe ?

— Figure-toi que c’est le maire en personne qui le lui demande. Pour la publicité, pour les touristes, qui seraient désappointés de découvrir Chateaubriand en pull et en bottes. Cela rapporte pas mal d’argent aux commerces de Louviec, crois-moi. C’est une condition pénible pour Josselin qui rejette tout lien avec Combourg et cet aïeul encombrant.

— Alors pourquoi accepte-t-il de se prêter au jeu ?

— En échange, le maire le pensionne et le loge gratuitement. Pour compléter, il donne des cours particuliers : histoire, littérature, mathématiques, sciences naturelles, art, philosophie, et j’en passe. Ses compétences ne sont pas aussi considérables que celles de ton Danglard, mais elles sont vastes. Ses élèves progressent vite et il est très demandé.

— Danglard est nul en sciences. Et donc ses habits, c’est sa tenue de travail en quelque sorte.

— Exactement. Mais pourtant, il m’a toujours semblé que ces vêtements ne lui déplaisaient pas tant que cela. Je crois que son aïeul le tient encore par un pan de sa veste. Sans qu’il en soit du tout conscient. Un truc de cinglé, si tu veux.

Josselin de Chateaubriand rejoignit la table des deux flics et tendit la main à Matthieu qui se leva à moitié.

— Restez assis, Matthieu, dit Chateaubriand d’une voix douce et presque musicale. Nous avons eu bien des fois l’occasion de nous croiser, à Combourg ou Louviec, ainsi lors de cette intrusion chez moi où des touristes imbéciles étaient venus prendre des photos et particulièrement quand certains avaient retourné toutes les pièces en quête de je ne sais quels papiers laissés par l’écrivain. Les gendarmes de Combourg vous avaient appelé à la rescousse.

— Il y a cinq ou six ans, oui. Un couple de fanatiques. Inculpés pour effraction et violation de domicile. Ils n’avaient rien trouvé d’ailleurs.

— Sauf ma vie privée, dit Chateaubriand, mais j’en ai l’habitude. Et vous avez montré un tact parfait dans cette affaire.

— Merci pour votre appréciation, monsieur, dit Matthieu avec un hochement de tête.

— Je vous en prie, appelez-moi Josselin, comme tout le monde ici.

L’homme se tourna ensuite poliment vers Adamsberg.

— Quant à vous, si je ne fais pas erreur, votre photo était publiée dans la feuille locale d’hier. Vous êtes ce commissaire qui a mis fin à la terrifiante équipée de ce tueur, et cela me fait honneur de vous féliciter. Mais ils ne donnent aucune précision sur les moyens exacts qui vous ont mené jusqu’à lui. Je suppose que c’est voulu ?

— Cela vous intéresse donc ? Josselin ? demanda Matthieu, un peu embarrassé d’user de ce prénom mais sachant combien Chateaubriand désirait cette forme de simplicité.