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— Ma foi, on peut se demander comment le commissaire a trouvé moyen de se sortir d’un tel dédale.

— Vous prendrez une bolée de cidre avec nous ? demanda Matthieu en désignant une chaise. Je ne crois pas que mon collègue soit un homme de secrets.

Josselin remercia d’un signe de tête et s’assit en prenant soin d’écarter les pans de sa veste.

— Cinq victimes, toutes lacérées, dit Adamsberg, mais cela, vous le savez. Au total, cent soixante lacérations, toutes différentes. Très. Trop, dirais-je.

— « Tout ce qui est excessif est insignifiant », a dit Talleyrand mais dans votre cas, il semble au contraire que ce fut signifiant.

— C’est juste, et à force de les passer au crible, j’ai pu y déceler des ressemblances sans doute menues mais nettes et systématiques. Cela nous menait droit à un seul assassin qui opérait sur tout le Nord-Ouest. Il a fallu plus de sept cents recherches ADN pour l’identifier.

— Vous aviez trouvé de l’ADN ?

— Dans une trace de sang légère mais plus large que les lacérations. Il avait percé son gant.

— Plus de sept cents analyses…, dit Josselin d’un ton songeur. Mais de qui ?

— De quantité de représentants de commerce et de routiers régionaux qui sillonnent le Nord-Ouest. J’avoue, dit Adamsberg en souriant, que deux de mes collaborateurs n’ont pas approuvé cette dernière étape, et bien sûr ceux à qui l’on demandait de se soumettre à cet examen non plus, ce que je comprends.

— Eh bien moi, commissaire, tout flâneur que je puis être, je vous aurais épaulé jusqu’au bout dans cette quête de l’infime et laissez-moi vous renouveler mes compliments. Mais voici vos plats, dit-il en se levant, je ne dérange pas plus votre repas. Poule aux champignons, très bon choix.

Il s’inclina pour saluer et le petit foulard blanc tomba aux pieds d’Adamsberg qui le ramassa et le lui tendit.

— Désolé, dit Chateaubriand, il passe son temps à s’échapper. Je devrais m’en procurer de plus longs mais cela ferait trop ancienne mode et je n’y tiens surtout pas, dit-il dans un sourire en replaçant son cache-col.

Une fois Chateaubriand éloigné, en discussion avec le patron de l’auberge – un homme puissant dans la force de l’âge, haut et impressionnant –, Matthieu hocha la tête.

— Parfait, dit-il, tu lui as répondu comme si tu t’adressais à n’importe quel gars.

— Tu veux dire que j’ai parlé comme n’importe quel gars ?

— Et après ? Tu as honte d’avoir parlé comme un flic ? Mais c’est bien ce qu’il te demandait, non ?

— À se demander pourquoi il désirait tant de détails. J’espère l’avoir satisfait.

— Tu crains d’avoir déçu un Chateaubriand ? Toi ? Reprends-toi, ce n’est pas le Chateaubriand. Tu t’es laissé troubler par son langage un peu recherché, et par son visage.

— Et comment expliques-tu qu’il soit son portrait craché ?

— Mange, ça va être froid, dit Matthieu en remplissant leurs verres. Tu penses bien que le sujet a fait couler de l’encre. Attends une minute, écoute ce qui se dit à la grande table, cela risque d’être amusant.

Grande table qui comptait neuf personnes, dont Chateaubriand qui y avait pris sa place habituelle.

— Alors, vicomte, disait un type tout en muscles, t’en dis quoi, toi ?

— C’est Gaël, le garde-chasse, souffla Matthieu. Un provocateur, un batailleur. Josselin est une de ses cibles préférées.

— Mais cesse de m’appeler « vicomte », bon sang ! s’emportait Chateaubriand. Je ne suis pas plus vicomte que vous tous ! Combien de fois devrai-je le répéter ? Je dis quoi de quoi ? ajouta Josselin en attaquant une omelette.

— Tu sais bien de quoi je parle. Le Boiteux de Combourg, ça va faire trois semaines qu’on l’entend de nouveau pilonner dans les rues la nuit.

— Vrai, confirma une grosse femme, je l’ai entendu pas plus tard qu’hier sous ma fenêtre, sa jambe de bois frappait les pierres, j’étais terrifiée.

— Moi aussi, dit un homme en hochant la tête. Je me suis rué à la fenêtre mais je n’ai rien vu. C’est normal, avec les spectres. Surtout avec celui-là, on ne voit que sa jambe.

— Lui, c’est le Bossu, comme tu peux voir, souffla Matthieu en désignant un homme assis au comptoir, dos vers le mur. Maël Yvig. Pas mal de gens touchent sa bosse au passage pour se porter chance, et ça le rend fou de colère, ce qui se comprend. Josselin, lui, ne le fait jamais.

— Et en quoi cela me concerne plus qu’un autre ? demanda Chateaubriand au garde-chasse.

— Ne fais pas l’innocent, vicomte. Le Boiteux est du château de Combourg tout de même.

— Et moi j’en suis, peut-être ? Vous savez tous que je n’ai jamais mis les pieds au château et n’en ai pas l’intention. Je suis de Louviec, moi, pas de Combourg.

— Mais tout de même, insista le garde-chasse, le Boiteux, c’est un peu comme un Chateaubriand.

— Et tu crois quoi, Gaël ? s’énerva Chateaubriand. Que j’ai été chercher le fantôme au château pour vous distraire un brin ?

— Probablement un type ou un gosse qui s’amuse à taper avec un bâton, dit un bel homme aux cheveux drus et blancs, soucieux de faire retomber la tension.

— C’est le docteur, expliqua Matthieu. Loig Jaffré.

— Évidemment, dit le Bossu. Josselin, il respecte tout le monde ici et il cherche des crosses à personne. Et vous feriez bien d’en faire autant, toi particulièrement, Gaël. Le premier qui le fait suer, il me trouve.

— Ça fait tout de même quatorze ans que le Boiteux n’avait pas mis un pied, enfin, un pilon, à Louviec, reprit la grosse femme. Vous vous souvenez ?

— Oui, il a martelé les nuits pendant deux ou trois mois. Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Le père Armez s’est fait tirer une balle dans son lit, et ses économies avaient disparu.

Adamsberg leva un sourcil vers Matthieu, qui hocha la tête.

— C’est le seul homicide que Louviec ait connu, ça a marqué les esprits, dit Matthieu. C’est si tranquille ici que les gens en oublient de fermer leur porte. Le père Armez fourrait stupidement son argent sous le matelas. Tu parles d’une cachette. On a pensé à des amateurs en herbe, des crétins sans scrupules, on a cherché partout la trace de jeunes gens qui claquaient soudainement du fric mais ça n’a rien donné. Ensuite, et c’est là où l’affaire les passionne ici, le Boiteux a disparu de Louviec. Jusqu’à ces derniers temps.

— Et maintenant qu’il est revenu, dit un type maigrelet, qui va y passer à votre avis ?

— Je ne sais pas où vous avez la tête, dit Chateaubriand tout en mirant la couleur de son vin, levant son verre vers la lumière dans un geste, il faut bien le dire, plus gracieux que ceux de tous ses compagnons. Un, les fantômes n’existent pas, je vous le rappelle. Vous êtes bretons, vous avez la tête bien vissée sur les épaules. Deux, un fantôme ne quitte pas sa demeure. Trois, le fantôme de Combourg n’a jamais agressé personne, que je sache. Quatre, il y a quatorze ans, je n’étais pas encore revenu à Louviec. Cela vous va comme cela ? L’un de vous a entendu comme un martèlement ou en a rêvé. Et depuis, vous vous mettez tous à l’entendre. Ou plus exactement, vous l’imaginez tous. Hallucination collective. Tout cela n’est que chimère et plus tôt vous l’oublierez, plus tôt disparaîtra votre Boiteux.

L’intervention de Chateaubriand et l’arrivée de trois autres bouteilles mirent fin à la discussion qui se perdit dans une confusion générale.

— Ils y croient vraiment ? demanda Adamsberg.

— Je le crains, oui, pour la plupart. Selon les uns ou les autres, un peu, ou beaucoup.