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— Et ils pensent que le Boiteux vient se balader par ici à cause de la présence de Chateaubriand ?

— Plus ou moins, même si, tu l’as entendu comme moi, Chateaubriand n’était pas à Louviec il y a quatorze ans. Mais dans ces affaires, la logique n’entre pas en compte. Ici par exemple, beaucoup croient dur comme fer que si quelqu’un marche sur ton ombre, et particulièrement à la tête, cela porte atteinte à l’intégrité de ton âme et, à la longue, te fait mourir. Beaucoup d’autres, la majorité, en rigolent et s’amusent à traverser les ombres. Des enfants surtout, qui jouent en groupe à sauter dessus jusqu’à ce qu’ils soient chassés à coups de claques.

— J’ai connu cela dans mon village des Pyrénées. Ma grand-mère nous tenait par la main et nous stoppait net dès que quelqu’un traversait la rue. Pour protéger nos ombres.

— C’est vieux comme le monde et pas un peuple n’a échappé à cette croyance, dit Matthieu en ôtant enfin la main de son œil. Mais tu me questionnais sur cette ressemblance effarante. Il n’y a que trois hypothèses. Il est si rarissime d’avoir un sosie que seule la piste de l’imposture tiendrait la route. J’ai cédé à la curiosité, j’ai cherché. Observé à la loupe le registre paroissial des naissances et celui de la mairie. Rien, conclut-il en secouant la tête. Le papier n’est pas gratté ni gommé, l’écriture du curé comme celle du préposé de la mairie sont parfaitement reconnaissables. Il est bien né ici, à Louviec, il y a cinquante-trois ans, d’un père nommé Auguste-Félix de Chateaubriand. Il n’a donc pas profité de sa ressemblance pour trafiquer son nom. Et puis un imposteur tâcherait d’en tirer avantage, non ? Au contraire, cette ressemblance ne lui a apporté que des ennuis. Il a erré de poste en poste, qu’on lui attribuait bras ouverts en raison de son visage et de son nom, sans lui demander le moindre diplôme. Si bien que dépourvu de toute formation, de professeur de lettres par exemple, il échouait à remplir sa tâche, d’autant que les programmes et les obligations lui faisaient horreur. Une vie semée d’échecs et de dégringolades qui l’a ramené humblement ici, à Louviec.

— Ta seconde hypothèse ?

— Son père, de Louviec également, était si fier de son nom et de son rejeton qu’il a passé des années à fouiller toutes les archives pour reconstituer le vaste arbre généalogique de la famille. Il est déposé aux archives de la mairie, Josselin n’en veut même pas. Le document fait bien un mètre sur deux, établi avec une grande précision, avec tous les noms et les dates – le père était notaire et d’une probité notoire – et je l’ai examiné de longues heures. On trouve bien en effet une lignée de cousins très éloignés, où figure un Josselin-Arnaud de Chateaubriand, premier du nom, transmis au fil des générations. Notre Josselin serait dans ce cas un cousin au quatrième degré. C’est loin, non ? Pour une telle ressemblance ?

— Trop.

— Reste la piste du bâtard et c’est ma préférée. Chateaubriand, l’autre, le vrai si je puis dire, était un homme à femmes. Il en a tant connu qu’il est improbable que ces unions, brèves ou longues, n’aient pas donné lieu à une descendance nombreuse, qu’il n’a pas reconnue. Mais suppose qu’une de ces femmes ait eu assez barre sur lui pour le contraindre à donner son nom à l’enfant. Alors notre Josselin serait un descendant direct, et portant légalement son nom.

— À deux siècles de distance, cela fait tout de même loin pour lui ressembler à ce point.

— N’oublie pas que dans ces familles, les mariages ou les unions consanguines allaient bon train. Ce qui a pu amplifier la possibilité génétique d’une telle anomalie. Je ne vois pas d’autre explication, même si elle n’est pas satisfaisante. Tu reprends un dernier verre avant qu’on se sépare ?

— Je ne sais pas, dit Adamsberg avec un geste évasif.

— Fais comme tu l’entends, je ne te force pas.

— Ce n’est pas cela, corrigea Adamsberg avec un mouvement d’excuse. C’est simplement que je dis souvent « Je ne sais pas ».

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas, dit le commissaire en souriant. Va pour ce verre, Matthieu.

III

Le lendemain à neuf heures, Adamsberg prenait la route pour Paris, la tête encore encombrée des histoires du Boiteux, des piétineurs d’ombres et du raffiné Josselin de Chateaubriand.

Et un mois plus tard, Danglard le retrouvait dans son bureau au matin, à lire et relire cet article sur le meurtre de Louviec, qui l’absorbait sans nulle raison valable. Gaël Leven avait été un homme agressif, Adamsberg se souvenait de sa passe d’armes avec Chateaubriand à l’auberge. Il manqua téléphoner à Matthieu pour avoir des détails mais Danglard avait raison, cela ne le regardait en rien. Ce que savait Matthieu qui, à des centaines de kilomètres de là, songeait pourtant à Adamsberg, tenté d’entendre son avis. Après une heure d’hésitation, il ferma la porte de son bureau et l’appela.

— Adamsberg ? Matthieu. Ça va mal chez nous, tu es au courant ?

— Oui, Gaël Leven. Où ?

— Tout simplement dans la ruelle sombre qui le ramenait chez lui. Il revenait de l’auberge, bien bourré, assez au moins pour y avoir emmerdé pas mal de monde. Dont Josselin. En s’asseyant, il a renversé, soi-disant par accident mais nul ne s’y est trompé, une partie de son vin sur son gilet gris. Il faut que tu saches – et Gaël ne se privait pas de le dire – que tout l’énervait chez Josselin : son nom d’aristo, sa tenue « efféminée », ses boucles un peu longues. Dans l’ensemble, il faisait gaffe, car peu de gens le suivaient sur ce terrain. Et tous savent – je te l’ai dit – que c’est le maire qui attend de Chateaubriand qu’il cultive cette apparence assez élégante et désuète. Mais quand Gaël a trop bu, ça dégénère. Le patron l’a saisi par le col et éjecté de la salle.

— Comment a réagi Josselin ? Pour le verre de vin ?

— Il s’est simplement servi d’une serviette pour éponger son gilet. Très calmement.

— Et puis ?

— Et puis le médecin, ce type avec une belle chevelure blanche, tu te souviens ?

— Oui, il avait tenté de calmer le jeu.

— Il a quitté l’auberge dix minutes plus tard en empruntant le même chemin que Gaël. Et il l’a trouvé là, gisant dans son sang. Deux coups de couteau dans le thorax. L’un a perforé le poumon, l’autre a fracturé une côte et blessé le cœur. Le doc a appelé une ambulance de Combourg et il est resté aux côtés du blessé. Qui a parlé.

Au timbre de voix de Matthieu, Adamsberg sentit que quelque chose n’allait pas.

— Je t’écoute.

— Avant cela, ou tu n’y comprendras rien, je te raconte en deux mots la scène qui s’est passée la veille du meurtre lors d’une réception à la mairie, à l’occasion du vernissage d’un peintre local. Il y avait une soixantaine de personnes, dont un journaliste aigri, détestable et teigneux, qui tient la rubrique des faits divers dans La Feuille de Combourg et Sept jours à Louviec. Sans le savoir présent, Josselin évoquait l’irrespect ou la dérision des journalistes en général, dont il avait tant souffert, au prétexte, expliquait-il avec objectivité, qu’on attendait de lui mille fois plus que d’un homme ordinaire, ce qu’il était. Et ce journaleux local, ce Joumot, s’est approché de lui et l’a secoué durement par l’épaule. Bien que Josselin soit en effet un type comme toi et moi, jamais personne n’a porté violemment la main sur le « vicomte de Chateaubriand ». On n’a d’ailleurs aucune raison de le faire. Joumot était en fureur – lui aussi avait pas mal éclusé, il était rouge comme un bœuf – et a pris la défense de ses collègues journalistes. Il a traité Josselin d’incapable, de raté, de pitoyable professeur, et a conclu qu’avoir sa gueule et son nom ne l’empêchait pas d’être un véritable zéro. Que la vérité sur sa nullité, il la publierait dans le journal de Louviec, afin que nul n’en ignore. Toute l’assistance est restée stupéfaite et choquée, et le maire tout autant.