Il abaissa une manette marquée alpha. Une lampe rouge s’alluma.
— Je mets en marche les dissociateurs. La tension croît.
Une aiguille décolla de son point d’arrêt, courut sur le cadran, le long des chiffres. Il était 7 h 04 et 35 secondes. Le plus grand silence régnait dans la cabine. À 7 h 05, une brusque impulsion projeta l’appareil en avant, tandis qu’un fusement gigantesque se faisait entendre. Ce fut comme la secousse de départ d’un train. Puis d’autres secousses suivirent, de plus en plus violentes tandis que le bruit grandissait en un ronflement inouï. Le paysage défila, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Paul abaissa les manettes bêta et gamma et d’autres aiguilles coururent sur les cadrans. L’indicateur de vitesse marqua 100, puis 150, puis 200 km/h. Enfin, presque en bout de piste, le Rosny décolla, frôlant un peuplier. Sig ayant abaissé la manette 1, les roues rentrèrent dans la coque. L’appareil, incliné à 45 degrés, se ruait vers le ciel. La vitesse augmentait toujours. Quelques minutes après le départ, les 1762 km/h, record mondial, étaient dépassés. Le Rosny n’était encore qu’à 17 000 mètres d’altitude. Là-haut Ray avait fini sa bobine de prise de vues.
Chapitre VI
Ils partirent à sept
À midi, ils étaient à 150 km d’altitude. L’astronef décrivait des spirales autour de la terre, gagnant de la vitesse à chaque tour. Le premier repas à bord eut lieu à midi 30. Aucun obstacle n’était à craindre, le Rosny fut laissé à lui-même. Du reste dans la salle commune des cadrans de contrôle reproduisaient les indications de ceux du poste 1, et un écran périscopique permettait de voir ce qui se passait à l’avant de l’astronef.
— En fait, dit Louis, ça n’a pas été émouvant du tout, ce départ.
— Parle pour toi ! répliqua Paul. Si tu avais eu la responsabilité de la manœuvre… Je revois encore ce sacré peuplier que nous avons bien failli accrocher. J’en ai eu des sueurs froides.
— Yes. Je l’ai filmé.
— J’ai voulu vous éviter les secousses pénibles subies lors des essais, et prendre un départ en douceur. Mais il s’en est fallu de peu que cette douceur ne soit néfaste.
— Pour ma part, dit Hélène, il m’est difficile de penser que nous sommes en route vers Mars, à une aussi fantastique vitesse.
— Nous ne sommes pas en route vers Mars, du moins pas pour le moment. Nous tournons autour de la terre, avec une accélération faible. C’est ce qui explique que nous soyons sur le plancher. Tout à l’heure nous allons filer droit vers la planète rouge. Ces circuits ne sont ni plus ni moins que d’ultimes essais…
— Alors nous brûlons de l’uranium pour rien ?
— Très peu. J’ai profité autant que j’ai pu de la gravitation terrestre, pour nous lancer en effectuant des « piques » qui nous ramenaient à des altitudes moindres. Sans que tu t’en aperçoives nous sommes passés six fois à moins de 60 km des pôles. Maintenant, c’est fini, tout va bien, nous allons prendre le vrai départ, avec une accélération raisonnable, mais plus forte largement que celle de la pesanteur. En conséquence le plancher où nous sommes, va devenir une cloison. Le bas, ce sera l’arrière tant que les fusées marcheront, c’est-à-dire tant que nous ne serons pas entrés dans la zone d’attraction de Mars. Ça durera 15 jours, avec quelques intermèdes de pesanteur à peu près nulle, quand j’arrêterai les fusées.
— Pas moyen d’aller plus vite ? demanda Bernard.
— Si. Nous pourrions y être en quelques heures. Mais nous consommerions beaucoup plus et surtout je n’aurais pas le temps d’étudier les radiations cosmiques à mon gré, ni Louis ses constellations.
— Je te demande cela parce que ça ne va pas être drôle de vivre entassés sur le plus petit côté des pièces. Pourquoi ne pas les avoir faites cubiques, alors ?
— Réfléchis un peu. Nous resterons dans cette position 15 jours maximum, tandis que j’ai l’intention de rester sur Mars au moins 5 mois, avec le Rosny posé en position horizontale.
Le repas fini Paul orienta le Rosny dans la direction voulue, puis, à 4 g, l’astronef se rua. Il dépassa rapidement la vitesse de libération, atteignit les 100 000 km/h que Paul et Louis jugeaient suffisants pour le moment. L’accélération fut ramenée à 1 g, et la vie du bord s’organisa. Paul faisait des mesures sur l’intensité des rayons cosmiques, Louis ne bougeait guère de la coupole, où une lunette astronomique pouvait remplacer le canon, Hélène inventoria le matériel médical et les provisions. Elle avait de plus la haute main sur les menus. Arthur surveillait les moteurs, travail facile, mais fastidieux. Ray développa ses films, et fit un journal de bord. Bernard partageait son temps entre ses heures de veille et la lecture de livres, scientifiques ou autres. Et les jours coulèrent les uns après les autres, dans la grande monotonie des espaces vides…
Un jour, entre les autres, alors que Mars commençait à avoir un diamètre apparent appréciable à l’œil nu, Bernard était de garde au poste de pilotage, poste 2. Il était seul. À l’autre bout du Rosny, au poste 19, Hélène avait remplacé Arthur. Les autres dormaient. Le silence n’était rompu que par le tac-tac des appareils enregistreurs. Devant lui un vaste hublot s’ouvrait sur le vide interplanétaire, noir et clouté d’étoiles. Au loin, un peu à droite, Mars semblait une petite tâche ronde et rougeâtre. Tout en étant attentif aux appareils, Bernard laissait errer sa pensée. Il n’était nullement impressionné par sa solitude et par le silence. Il était 11 h du soir, soir-matin, cela n’a plus aucune importance, songeait-il. Nous sommes en dehors du temps. Soudain il entendit des pas légers derrière lui, des pas de femme. Hélène avait-elle quitté son poste ? La consigne était formelle pourtant. La porte glissa. Il se retourna et resta bouche bée. Une jeune fille inconnue était devant lui.
Elle était grande et mince, quoique d’aspect vigoureux, avec de beaux yeux gris et une admirable et lourde chevelure cuivre, un front haut, un nez droit, et une expression à la fois calme et hardie. Où diable avait-il déjà vu ce visage ? Elle restait immobile et silencieuse, le regardant fixement comme si elle cherchait à le reconnaître. Lui, son premier étonnement passé, ressentit un vif ennui et une colère sourde. Que diable fichait-là cette évadée de pensionnat ? Elle pouvait bien avoir 17 ans, ou peut-être 18, mais pas plus. Le mieux était de le lui demander.
— Alors, vous êtes l’inévitable passager clandestin ? On ne peut donc rien tenter sur cette terre sans que des indiscrets y viennent mettre leur nez ? Qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de vous ? C’est une expédition scientifique, que diable, et non une croisière d’agrément. Savez-vous seulement où nous allons, et ce que nous risquons ?
Sous cet afflux de paroles violentes, elle pâlit et répliqua en un français correct, mais un peu raide :
— Je sais parfaitement ce que je risque et où je vais : sur Mars. Et ce n’est pas une vaine curiosité qui m’a poussé !
— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
— Qui je suis ? Ingrid Olsen. D’où je viens ? De Jonköpping.
Ainsi c’était la sœur de Sig ! Bernard se rappela soudain les photos de famille que celui-ci lui avait montrées. C’était là qu’il avait déjà vu cet orgueilleux visage. Un diable avait précisé Sig en souriant ; mais comment avait-elle réussi à se faufiler à bord ?
— Ça ne m’a pas été difficile, dit-elle, répondant à sa pensée. Le dernier soir, pendant que vous vous promeniez, je suis entrée et je me suis cachée dans l’avion. Je ne sortais que quand vous dormiez. Je pensais me montrer qu’à l’arrivée, mais mes provisions ont moins duré que je ne le croyais, j’ai dû sortir. Mon frère m’avait beaucoup parlé de vous ; aussi quand ce soir j’ai entendu quelqu’un crier que vous étiez de garde de 9 heures à 1 heure, j’ai pensé qu’il valait mieux que je me présente à vous.