— Tout cela est fort joli, et je ne vois pas comment on pourrait vous renvoyer, mais vous allez fausser tous nos calculs de vivres, dit-il pensivement. Vous êtes une bouche inutile.
— Ah non ! J’ai été à l’école de Sig, et je puis dire sans me venter que je suis une bonne chimiste.
— Enfin. Paul est capable de vous manger toute crue. Pour le moment laissons-le dormir. Sig doit me relever à 1 heure. Il va en faire une tête. Asseyez-vous dans ce siège, en attendant.
Le lendemain le conseil siégea, sous la présidence de Paul, avec Louis comme accusateur, et Bernard comme avocat. Sig ne voulut pas en faire partie. Il condamna Ingrid Olsen à la réclusion dans le Jules Verne jusqu’à l’arrivée. Bernard fut nommé geôlier. Quand il demanda à Paul la raison, il lui fut répondu : « Geôlier et géologie commencent par les mêmes lettres. » Après la séance, Sig attire Paul dans un coin.
— Tout de même, vous avez été dur pour elle. En fait, elle n’est coupable que de légèreté et d’audace.
— Mon vieux, comme bon gré mal gré, elle fait partie de l’équipe, il faut qu’elle comprenne que ce n’est pas une rigolade et que la discipline existe. Je l’ai traitée comme j’aurais traité un de nous. Elle n’en a somme toute que pour dix jours, et elle ne sera pas mal. Le J.V. est aménagé pour deux personnes et, comporte une couchette. Elle ne fait que changer de prison, puisqu’elle se tenait enfermée dans le Wells, bien moins confortable.
— Pourquoi as-tu nommé Bernard geôlier ? Ta raison est humoristique, mais manque de valeur. Je pensais qu’Hélène…
— Je pourrais te répondre que deux femmes ensemble… mais je vais te dire la vraie raison. Elle t’a entendu parler de Bernard, à ce qu’elle a dit. D’autre part, Bernard a perdu sa fiancée, Claire, il y a quatre ans, dans un stupide accident de montagne. Il a failli devenir fou. Ils étaient amis d’enfance et il l’adorait. Il l’a ramenée tout seul dans ses bras, l’a veillée et a voulu creuser sa tombe lui-même. Il n’en parle jamais. Depuis il a bien changé. C’était autrefois le garçon le plus gai de la terre, et il ne rit plus. À peine sourit-il quelquefois. Et ta sœur est très belle, et fort sympathique. Je ne pense pas que tu ne verrais d’inconvénients à ce que Bernard devienne ton beau-frère ?
— Non, certes. Mais ce n’est pas dit qu’Ingrid devienne amoureuse de lui, ni lui d’elle.
— On peut essayer. Elle a les mêmes yeux que Claire. Si Bernard l’aime et qu’elle ne l’aime pas, il est énergique, il réagira. On peut lutter contre un amour vivant, plus facilement que contre une morte.
Puis, tout bas, comme pour lui-même : Moi aussi, j’aimais Claire.
Sans dire un mot, Sig lui tendit la main.
Chapitre VII
L’arrivée
Les jours coulèrent monotones. Peu à peu, comme l’avait pensé Paul, Bernard se laissa prendre au charme intelligent de la jeune Suédoise. Son rôle consistait à lui apporter deux fois par jour sa nourriture, mais en réalité, sous un prétexte ou un autre, il y allait bien plus souvent. Ingrid de son côté ne fut pas insensible aux attentions que lui prodiguait cet homme jeune et robuste, sensible et triste. Ainsi naquit l’idylle entre un géologue français et une chimiste suédoise, quelque part dans le ciel, vers le 50 000 000e kilomètre. Bernard avait commencé par tricher naïvement sur le temps qu’il lui fallait pour ravitailler Ingrid. Celle-ci avait d’abord gardé un silence farouche, vexée d’être traitée « comme une gamine ». Mais petit à petit elle lui avait demandé des renseignements sur l’astronef, sur Mars, et ils en étaient arrivés à parler de leur travaux, puis de leur enfance. Elle lui raconta ses expéditions sur les lacs, avec Sig et Solveig ; lui, il narra ses aventures avec Louis et Paul, et ses randonnées géologiques au Sahara. Il fit revivre avec beaucoup d’humour la nuit terrible où son camp avait été emporté par la crue subite d’un oued, et où il avait failli mourir noyé… en plein désert. Il lui parlait aussi de la géologie. Il avait le don de faire palpiter les mers disparues, grouiller les reptiles du secondaire, dans un horizon de marécages, sous un ciel lourd et bas. En revanche, elle lui contait ses démêlés comiques avec la chimie, quand, encore petite fille, elle débutait sous la direction de Sig. Et il en vint même à parler de Claire sans une trop grande douleur.
Mars grossissait toujours. Ç’avait été d’abord une petite tache, une tête d’épingle, dans le ciel infini. Puis une pièce de cuivre ternie, une lunule roussâtre. Et maintenant, c’était un monde, encore lointain, mais où les détails commençaient à se préciser. Il eût été impossible à une grue de 10 tonnes, disait Paul, d’arracher Louis à sa lunette. Déjà il était hors de doute que les canaux martiens n’existaient pas. Et 17 jours après leur départ de la terre, Paul déclara au déjeuner :
— Ma foi, je commence à croire que nous allons réussir. S’il n’y a pas d’anicroches, nous y serons dans quelques heures. Et sa joie était telle qu’il envoya Bernard chercher Ingrid.
Mars cessa d’être à l’avant de l’astronef et passa au-dessous. Les meubles reprirent leur place normale. Le Rosny commença à décrire des cercles de rayon décroissant, usant sa vitesse. Ils passèrent à hauteur de Deimos, puis de Phobos, et la délicate manœuvre d’atterrissage commença. Paul se plaça devant le tableau de commande du poste 1, fit quelques gestes, puis, livide, se tourna vers Sig :
— Prends ma place. Je ne pourrais pas. Je suis trop nerveux.
Les fusées antérieures crachèrent. La vitesse diminua.
L’astronef fut plus qu’à cinq kilomètres de haut. Bernard se pencha et regarda le sol, plat, semé de taches irrégulières de différentes couleurs. La terre parut monter avec une vitesse formidable. Les roues furent sorties, et, avec quelques cahots, le Rosny toucha le sol de Mars, dans la Deucalionis Regio, par 10 degrés de latitude sud, et 0 degré 24 de longitude W, à peu de distance de la Baie du Méridien. Le moment correspondait au soir dans cette partie de la planète.
Bernard regarda ses compagnons. Aucun ne poussait de hourra. Ils étaient pâles et silencieux. Seule Ingrid souriait. Sig avait l’air épuisé. Il se dirigea vers le hublot, avide de jeter ses regards sur cette terre inconnue. À mesure qu’il s’approchait de la vitre, l’horizon s’élargissait. C’était un désert rougeâtre, mollement ondulé et qui se perdait au loin dans une brume. De ci, de là, des rigoles creusaient le sol ; elles étaient d’un vert foncé. Était-ce de la végétation ? Le vent entraînait des tourbillons de sable fin, au ras du sol. Au-dessus un ciel sans nuage, d’un bleu profond. Et de tous côtés, c’était la même morne désolation, sans un accident de terrain pour fixer le regard. On avait l’impression d’une terre usée, vieillie, et irrémédiablement stérile. Il s’en dégageait une beauté âpre, écrasante, sans aucune commune mesure avec les paysages les plus arides de la planète natale. Un soleil couchant, pâle et diminué, éclairait cette plaine.
Les autres l’avaient rejoint. Ils restaient là, immobiles, le visage collé contre la vitre, examinant ce qui allait être le cadre de leur vie pour de longs jours. Et il leur venait à tous la même pensée déprimante, que leur fantastique voyage aurait été vain, qu’il n’y avait rien à découvrir sur ce monde, rasé, rien que du sable et de la solitude…