Des bruits de pas le tirèrent de son assoupissement. Le cercle du hublot était sombre, et une petite lampe brûlait en veilleuse, sur la table centrale. Les pas se rapprochaient. La porte glissa, et Ingrid et Hélène entrèrent.
— Comment te sens-tu ?
— Plutôt bien. Un peu vaseux. Mais ça ira mieux quand je pourrai me lever.
— Demain matin peut-être.
Elle lui prit le poignet.
— Pas de fièvre, ou peu. Ça va.
— Alors, c’est vous qui avez sauvé l’expédition ? Comment cela s’est-il passé ?
— Oh, ce fut très simple et très rapide. Paul, Louis et Arthur étaient à l’excavatrice qu’ils voulaient rentrer avant de partir de leur côté à la recherche de Ray. Ingrid et moi, nous mettions des provisions dans le Jules Verne. Puis les crabes ont surgi. Ils eurent coupé la retraite aux autres en un rien de temps. Ingrid m’a projetée au volant et a bondi sur les mitrailleuses. Et le moteur qui ne voulait pas partir ! Puis, je me suis retrouvée cramponnée au volant, faisant des zigzags, pendant que les mitrailleuses tiraient tant qu’elles pouvaient. J’ai vu les crabes battre en retraite, les copains bondir par la voie ainsi rendue libre, s’engouffrer dans le Rosny. Le canon a tiré. J’avais très peur. Ingrid chantait et hurlait des imprécations. Puis, il n’y a plus eu de munitions et nous avons fui. Enfin, vous êtes arrivé. Mais ce flot de crabes ! Quel cauchemar ! C’est curieux que leurs machines ressemblent autant à un crabe terrestre ! Pendant un moment, nous les avons crus vivants ! Et tout le temps j’avais sous les yeux celui que j’ai autrefois disséqué en année préparatoire de médecine, et qui gigotait dans le bassin pendant que je l’épinglais ! Je me voyais déjà disséquée par eux. Juste retour !
— Et les martiens ? Comment sont-ils ? Ray a écrit qu’ils ressemblent aux hommes, en plus laid.
— Tu les verras demain. Il y en a trois dans la chambre frigorifique, qui attendent notre scalpel. Les autres, nous les avons enterrés. Ce sont d’affreux nains tout noirs. Maintenant assez parlé. Il est 7 heures 30. Tu verras les copains quand ils viendront se coucher. Je te laisse Ingrid.
— Et toi, à quoi pensais-tu pendant le combat ?
— Moi ? J’étais surexcitée, heureusement peut-être. Et aussi, quoiqu’en dise Hélène, j’avais peur. Je voulais montrer à tous que je tenais ma place. Mais ne parle plus. Repose toi.
Elle s’assit à côté de lui, alluma la lampe de chevet, et se mit à lire un des livres suédois de Sig. Il la regardait, à la lumière de la lampe. Son fin profil se détachait sur le fond sombre. Ses cheveux cuivres s’épandaient en nappes sur ses épaules. Elle était très belle ainsi, avec un léger pli d’attention au front. Elle avait l’air calme, douce et fière.
Était-ce la même qui riait et chantait dans la bataille ? Il avait toujours jugé la femme l’égale de l’homme, mais non son homologue. Et voici qu’Hélène et elle avaient fait exactement ce qu’il aurait fait. Elles avaient combattu exactement comme leurs camarades masculins. Et encore ! Lui, au combat, ne riait pas. Il faisait les gestes nécessaires, s’irritait d’être obligé de tuer et de risquer sa vie. Il y avait en lui un peu d’irritation de la découvrir différente de ce qu’il imaginait. Autre chose était de chiper un voilier avec son frère, ou même de s’introduire dans un astronef, et de combattre des êtres dont on ignore la puissance en riant et en chantant. Au fond, il éprouvait pour elle un sentiment complexe, fait d’amour, d’admiration, d’envie et d’une légère désapprobation. Je suis stupide, pensait-il. La désapprouver de nous avoir aidé ! Mais il se demandait si elle ne manquait pas un peu d’humanité. Il se remémora ce que Sig lui avait dit sur elle : « Elle est très simple. Elle a envie de rire, et elle rit. De pleurer, et elle pleure. Loyale et prête à tout pour des amis. Impitoyable et vindicative pour des ennemis. Allant toujours au bout de sa pensée et de ses actes. Il ne lui manque que de connaître la peur et la pitié. C’est un cristal de roche, limpide et dur. Elle sera une aide précieuse et un appui sûr pour l’homme qu’elle aimera. Mais elle n’aimera que quelqu’un qu’elle sentira plus fort qu’elle. » Or il ne se sentait pas du tout cet homme.
— Tu as eu un cran extraordinaire, m’a dit Sig, fit-elle tout à coup, comme répondant à sa pensée. Tenir bon jusqu’au bout avec cette blessure à la tête ! Je n’en aurais pas été capable.
Ce fut pour lui comme un premier jour de soleil après un rude et pluvieux hiver.
— Oh, il fallait bien, dit-il simplement.
Bernard regardait le cadavre étendu devant lui, sur la table de dissection. Hélène préparait les scalpels et les autres instruments nécessaires.
— C’est bien un homme, constata-t-il. Voyons. Prenons d’abord les mensurations anthropologiques : taille 1 m 47. Crâne brachycéphale, peau fauve, cheveux noirs, nez platyrhinien…
Il emplit ainsi une page de son calepin. Prognathisme alvéolaire supérieur. C’est bien un homme, encore qu’il soit fort laid. C’est toi qui le disséqueras. Tu as beaucoup plus l’habitude que moi, et tu connais bien mieux l’anatomie humaine. Tu seras capable de noter les différences, s’il y en a. Pour moi, je vais préparer les coupes histologiques.
— Entendu, dit-elle. Et elle commença.
Tchak ! Un bruit léger les fit se retourner. Louis était sur le pas de la porte, le Leica braqué !
— Ray ne m’aurait pas pardonné de rater cette photo !
— A-t-on des nouvelles ?
— Rien encore, hélas. Sig et Paul sont partis avec le Wells vers la caverne. Par radio, ils ont signalé : rien de neuf. Es-tu indispensable ici pour le moment, Bernard ?
— Non. Hélène s’en tirera fort bien sans moi.
— Alors viens voir les machines martiennes, que tu n’as pas pu contribué à démolir.
Ils revêtirent leurs scaphandres et sortirent. Autour du Rosny, c’était un amoncellement de crabes de métal, tordus et déchirés.
— Viens ici. Il y en a un à peu près intact. Arthur l’étudie.
Ils se faufilèrent entre les débris, et arrivèrent à une machine qui était debout sur ses pattes. Bernard put constater à quel point elle imitait exactement un crabe. Tout y était, même l’abdomen rabattu sur la face inférieure de la carapace. Pour le moment, il pendait, et Bernard vit qu’il dissimulait, quand il était rabattu, la trappe d’entrée. Il se hissa par une mince échelle où ses pieds eurent peine à trouver place sur les barreaux, et déboucha ainsi dans une étroite allée entre des machineries compliquées, à demi masquées par des carters. Il devait se tenir courbé. Arthur, penché, le dos tourné vers eux, examinait des connexions sous un tableau de bord, à la lumière d’une lampe portative. Pas un hublot ne perçait la coque.
— Tu y comprends quelque chose ?
— Oui et non. Pour ce qui est de la conduite, c’est très facile. Du moins en principe. Mais je ne pige rien aux moteurs. En tout cas, ils sont électriques. Sur les 8 pattes, 4 ne servent à rien ; elles ne sont là que pour la ressemblance, et ne touchent pas le sol.
Le tableau de commandes comportait plusieurs manettes peintes en noir, comme tout l’intérieur de l’engin. L’extérieur était brunâtre. Au-dessus cinq écrans blancs étaient disposés en demi cercle.