« Le huitième jour, comme je commençais à trouver le temps réellement long, la porte s’ouvrit, et un martien entra. Il était très vieux. Après m’avoir examiné de façon attentive, il s’assit par terre en face de moi, et me posa une question, en sa langue. Bien entendu, je ne compris pas. Il parla alors dans un autre idiome, très différent. Comme je restais sans réagir, il eut l’air très surpris. Il en vint alors à gesticuler d’une manière compliquée, ce qui évidemment n’eut pas davantage de succès. J’en déduisais qu’il devait y avoir trois races sur Mars. Il tira alors de sa toge une musette, et en sortit du papier et un crayon. Il dessina au centre du papier un disque rayonnant, puis un cercle concentrique, avec un gros point à un endroit, un autre, un autre encore. Il en dessina ainsi 10. Je compris soudain que c’était une représentation du système solaire. Le dixième cercle devait se rapporter à une planète trans-Plutonnienne qui nous est inconnue. Il posa un doigt sur le cercle représentant l’orbite de Mars et dirigea son autre main vers lui-même. Cette main présentait une singularité : elle comportait 6 doigts, alors que celles de tous les martiens que j’avais vus n’en comportait que 5 comme les nôtres. À mon tour, je posais le doigt sur l’orbite de la Terre, et me désignais. Il parut satisfait. Il dessina alors avec une habileté et une rapidité merveilleuse un martien, et dit le mot correspondant : Knix. Puis, il me regarda. Je ne sais pourquoi, au lieu de terrien ou terrestre, je répondis : tellurien. Je ne voulus pas rectifier par peur de tout embrouiller. La leçon continua pendant deux heures. Puis il partit.
« Il revint le lendemain et tous les jours suivants, tant que dura ma captivité. J’avais obtenu du papier et un crayon – mon calepin était perdu – et je fis un lexique Français-Martien. Je lui ai enseigné le français, que nous parlons tous au lieu de l’anglais que ni Louis ni Arthur ne comprennent. Je suis doué pour les langues. Eh bien, quoique le martien soit fort simple, et le français très compliqué, cet animal de Niup – c’est son nom – s’exprimait en un français passable avant que je puisse tourner une phrase élémentaire en martien.
Chapitre V
Préhistoire et histoire de Mars
« C’est ainsi que vers la fin de ma captivité, j’ai eu quelques lumières sur le monde martien. Je ne prétends pas en faire un tableau détaillé. Il y avait malgré tout bien des incompréhensions entre Niup et moi. J’aurais aimé rester un peu plus et en apprendre davantage, mais il y allait de ma vie. Voilà ce que j’ai pu démêler.
« Mars est actuellement, à sa surface, un monde irrémédiablement stérile, et toute la vie s’est réfugiée dans les profondeurs de la planète. Les martiens habitent d’immenses cavernes, naturelles ou artificielles. Ces profondeurs, trois races se les partagent. Les Martiens noirs, d’abord. Les Martiens jaunes, leurs ennemis mortels, dont j’aurai à reparler. Puis les Martiens rouges. Sur ceux-ci j’ai très peu de renseignements. Si j’ai bien compris Niup, ils seraient très différents et descendraient d’insectes analogues à nos fourmis, mais de taille humaine. Au dire de Niup, il y a bien 30 000 ans terrestres qu’on n’a eu de leurs nouvelles.
« Les annales des Knix remonteraient à trois cent mille siècles. À ce moment-là il n’y avait qu’une seule race humaine sur Mars. Elle était très nombreuse et puissante. Elle vivait sur un sol fertile, et aurait même envoyé une expédition sur la Terre, qui ne serait jamais revenue. Mais cet important événement se serait passé à peu près 1000 ans avant le début des annales, et 5 ans seulement avant le déclenchement de la guerre qui devait ruiner Mars. Toujours est-il qu’il y a 30 millions d’années, les martiens humains déclenchèrent la guerre contre les martiens insectes qui devenaient envahissants. Cette guerre devait durer 1000 ans. Les annales commencent à la fin de ce conflit, et sont au début très confuses. Il y est question de victoires, de défaites sans qu’on sache très bien par qui ces victoires sont remportées. Il y a bien un résumé de la guerre, mais il est contradictoire. On peut toutefois déduire ceci : après 2 ou 300 ans de guerre, il se produisit au sein de l’humanité martienne un curieux phénomène : l’espèce muta. Brusquement et un peu partout des enfants naquirent, qui étaient très différents de leurs parents. Les naissances étranges se multiplièrent, pendant que l’ancienne race diminuait en nombre. 250 ans après la naissance du premier martien jaune, toute l’humanité primitive avait disparu. D’après ce que dit Niup, elle devait nous ressembler assez. Au début, les jaunes et les noirs continuèrent la lutte contre les rouges. Mais bientôt les jaunes trahirent leurs alliés, et se tournèrent du côté des « insectes ». Les noirs succombèrent d’abord sous les coups des deux autres. Une après une, leurs villes flambèrent il y avait eu partage du territoire, du temps de leur alliance. C’est alors qu’un de leurs savants inventa un moyen de destruction terrible, si terrible que les annales n’en parlent qu’en termes vagues et horrifiés. La surface de Mars flamba ! Les jaunes et les rouges furent vaincus, mais les noirs avaient déchaîné imprudemment des puissances dont ils perdirent le contrôle. Seuls ceux qui étaient dans de profondes cavernes survécurent. Le combat cessa faute de combattants. Il restait environ 50 000 noirs sous le Sinus Meridiani, à peu près autant de jaunes du côté de Solis Lacus, et quelques rouges, peut-être un millier, quelque part vers le pôle sud. Mars était ravagée, stérile à jamais, et la civilisation de surface était morte.
« Alors commence l’adaptation à la vie souterraine. Elle dura plusieurs milliers de millénaires. La race subit des modifications. Elle se rapetissa, s’embellit – à leurs dire ! Mais elle perdit peu à peu toute faculté d’invention. Rien de neuf n’est sorti de leurs cerveaux, au point de vue scientifique, depuis des millions d’années ; ce fait semble avoir beaucoup préoccupé leurs sages, à cette époque. Les annales reflètent leur angoisse et leur désarroi. À la fin, ils en prirent leur parti. La suite des annales décrit en détail leur histoire jusqu’à environ 5 millions d’années d’ici. Puis il y a un trou d’une dizaine d’années, et le premier fait relaté raconte une bataille souterraine contre les jaunes avec un ton très changé, et des allusions au culte du crabe.
« Bien entendu, je ne vous dis là que ce que je tiens de Niup. Je n’ai pas pu lire le livre moi-même, car c’est un livre très vénéré qu’on ne m’aurait pas laissé toucher, et d’autre part je ne sais pas lire – ou si mal ! – leurs caractères. J’ajoute que les annales comportent plus de 60 000 volumes de 3500 pages chacun !
« Il faut maintenant que je vous dise ce que je sais du culte du crabe. Avant la lacune, les martiens noirs étaient athées, ou pratiquaient une religion assez élevée, analogue à l’islamisme si j’ai bien compris. Niup la pratiquait encore. Mais tous, ou à peu près tous, à 170 individus près, les martiens noirs adorent le dieu-crabe. L’origine de ce culte est très curieuse. Il y a cinq millions d’années, juste avant la lacune, vivait un étrange esprit chez qui les facultés d’invention s’étaient réveillées à un degré inouï. Il s’agit de Mpa, le prophète, l’être le plus révéré du peuple noir, et le plus haï de Niup et de ses quelques partisans. Il semble qu’il ait été persécuté, et qu’il se soit vengé d’une manière atroce. Il inventa une machine qui centuplait la volonté humaine, et il hypnotisa tout le peuple. Il y avait dans un lac perdu du monde souterrain une espèce de crabes gigantesques. Il persuada les noirs que c’était là des incarnations de la divinité, et qu’il fallait leur sacrifier chaque année 100 jeunes gens. Les ancêtres de Niup, qui présentaient la particularité héréditaire d’avoir 6 doigts étaient les prêtres du culte para-islamique. Entraînés à l’exaltation de la volonté par l’ascétisme, ils résistèrent à la suggestion, ils luttèrent pendant 10 ans, ces 10 ans qui manquent sur les annales, dont ils étaient les gardiens et les rédacteurs. Finalement, ils furent vaincus. Mais comme Mpa était le gendre du grand prêtre, il suggéra aux noirs de considérer les hexadactyles comme des parias, indignes de participer au culte du crabe ou d’être sacrifiés à lui. Ils vécurent donc dans leur ancienne foi, méprisés des autres martiens noirs. On leur retira la garde des annales, qu’ils ont toutefois le droit de consulter. Ils se mirent à en tenir pour leur propre compte, ce qui fait qu’ils sont les seuls à être édifiés sur le début de la religion du crabe et sur la valeur de la révélation. Le monde souterrain est gouverné par les douze prêtres du crabe, et les hexadactyles ne conservent plus que le rôle d’interprète, car ils sont les seuls à comprendre la langue des martiens jaunes et même celle des martiens rouges, en grande partie faite de gestes.