— En retraite, vite ! Avant qu’ils ne bloquent le défilé !
Ils prirent le pas de course. Ils étaient 15 survivants : 10 hommes et 5 femmes. Ils fuyaient, talonnés par la foule noire, ivre de colère et de rage. Le parvis du temple n’était plus qu’un monceau de cadavres. Tout à coup Sig se retourna, courut à nouveau vers le Temple. Les poursuivants refluèrent. Coup sur coup, il lança 6 grenades dans la piscine, teintée de sang. Des fragments de carapace et de chair volèrent.
— Voilà pour Arthur, cria-t-il.
Puis, il rejoignit ses compagnons. À la sortie du défilé, ils tombèrent sur une patrouille d’une dizaine de noirs, armés d’une sorte de fusil ; il y eut un rapide échange de balles, quelques grenades, et ils passèrent. Ils n’étaient plus que 6. Tous les martiens jaunes étaient morts ou blessés, sauf un jeune homme et une jeune fille. La route du retour par la passerelle leur était coupée. Le pont était gardé par une imposante troupe. Au loin, on voyait des crabes-machines accourir. Ils s’arrêtèrent un moment pour souffler.
— Combien de grenades, Ray ?
— Trois.
— Et toi, Bernard ?
— Cinq.
— Moi, quatre. Les fusils sont hors d’usage. Pas étonnant. Reste les revolvers.
Un sifflement subit les fit se baisser. Ils entrevirent une sorte d’obus à ailettes qui passa au-dessus d’eux et alla fracasser un rocher.
— De l’artillerie ! Manquait plus que ça !
Louis regarda autour de lui.
— Par-là ! C’est par là qu’ils nous ont amenés. Il désignait un chemin qui longeait la paroi.
— Vite !
Un deuxième obus éclata tout près. Le martien jaune chancela et s’effondra, tué net par un éclat à la tempe. D’un air hébété la jeune fille contemplait du sang qui avait rejailli sur elle. Ils s’enfuirent à nouveau, le souffle rapide, un peu à l’aveuglette. Il était visible que Louis était épuisé. Sans un mot Bernard et Arthur le saisirent par le bras et le soutinrent. Sig fit de même pour la jeune fille. Ils coururent longtemps. De temps en temps, Louis, d’un mot bref, leur signalait la route. Ils parvinrent enfin à un ascenseur qui filait droit vers la voûte. Le crabe le plus proche était à 200 mètres.
— Toi, ricana Bernard en préparant une grenade.
Louis était devant le tableau de commande de l’ascenseur.
— Voyons. Pour descendre on pousse le bouton rouge. Pour l’arrêt c’est le vert. Donc le bleu est pour la montée.
Ils s’entassèrent sur l’étroite plate-forme sans garde-fou.
— Bernard. Qu’est-ce que tu attends ? Tu es fou ?
— Je veux avoir la peau de celui-là.
Le crabe approchait. Soudain Bernard remarqua qu’il était muni d’une sorte de canon. Il lança son engin, bondit dans l’ascenseur qui démarra. À travers la paroi transparente, ils virent la machine martienne disloquée qui brûlait et se rapetissait rapidement. Ils débouchèrent par le plancher d’une vaste salle, massacrèrent les trois gardiens des crabes, qui ne surent ce qui leur arrivait. Ray arracha la toge de l’un et la tendit à la martienne :
— Ce n’est pas que votre nudité me choque, mais ici il fait froid, dit-il en dialecte noir.
Elle ne comprit pas, mais fut visiblement heureuse d’avoir un vêtement. Louis fit de même. Ils repérèrent les issues. Il y en avait trois : la trappe, rien à craindre de ce côté, tant que l’ascenseur serait en haut. Une autre, visitée, amena à une impasse. La troisième était donc la sortie.
— C’est très beau d’être arrivés là mais comme dit le faible, il faut sortir d’ici.
— Les crabes, Bernard. Ils vont nous servir !
— Heureusement qu’Arthur nous a appris à nous en servir. Pauvre Arthur !
— Tudieu, il a eu de belles funérailles, dit Bernard. Pour ma part, dès à présent, je tire à vue sur tout martien noir rencontré !
— Nous sommes cinq, fit Sig. Ray ne sait pas conduire un crabe. Quant à la martienne…
Il se retourna. Elle gisait à terre, évanouie.
— Pauvre fille, dit-il. Voilà. Bernard et Ray dans un crabe. Louis et la fille dans un autre. Moi dans le troisième.
Ils se préparèrent à monter.
— Un moment, dit Ray en déchirant sa chemise blanche, et en en fixant un fragment au bout des antennes de chaque crabe. Il ne s’agit pas que Paul nous tire dessus !
Dans le Rosny, cela avait été des heures d’attente rongeuse. Paul ne tenait pas en place.
— Je devrais y être, disait-il toujours.
Vers 5 heures du soir, Hélène qui ne quittait pas le hublot par où elle avait vu les camarades partir à la rescousse, signala trois crabes qui venaient dans leur direction. Au même moment, les sonneries d’alarme retentirent.
— Aux postes de combat ! hurla Paul. Et il bondit vers la coupole.
— Attends, répondit Ingrid. Ils portent un drapeau blanc !
La manœuvre de transbordement fut longue et difficile. Ils ne pouvaient songer, sans scaphandre à sortir des crabes pour passer dans le Rosny. Aussi, le Wells et le Jules Verne furent-ils sortis du hangar où les crabes les remplacèrent successivement. Le premier qui sortit fut Sig. Puis Bernard et Ray, ensuite Louis et la martienne.
— Et Arthur ? demanda anxieusement Paul.
— Mort, mon pauvre vieux. Nous sommes arrivés trop tard. Je te raconterai.
Dans la salle à côté, Hélène se tenait contre la cloison. Depuis qu’elle avait compris, au ton des voix, qu’un malheur était arrivé, une angoisse atroce lui tordait le cœur. Elle n’osait passer dans le hangar, craignant de voir ses pires craintes confirmées. Puis il lui sembla reconnaître la voix de Louis. La porte s’ouvrit et il entra. Il était have, défait, couvert de sang. Elle le regarda longuement, la gorge serrée, ne pouvant pas croire à son immense bonheur.
— Toi, toi… balbutia-t-elle.
Puis avec un long sanglot, elle s’abattit sur sa poitrine.
Chapitre VIII
Anaena
Le lendemain matin, Bernard se réveilla avec la confuse appréhension d’une catastrophe, et le vague souvenir de choses horribles. Il lui semblait avoir fait un cauchemar fantastique. Peu à peu, la mémoire lui revint, en entier. Il revit l’enlèvement et la bataille souterraine. Sur ses vêtements, à côté de son lit, les taches de sang avaient noirci. Une vision surtout le hantait. Certes, dût-il devenir vieux comme un patriarche, il reverrait toujours son camarade happant de ses dents la main du prêtre et basculant dans la piscine. Il essaya de se représenter ce qu’avaient dû être les derniers moments d’Arthur, et cela lui fit si mal qu’il manqua crier et grincer des dents. La pensée que celui qui avait été leur compagnon, qui avait partagé leurs périls, toujours gai et prêt à rendre service, se dissolvait lentement dans les sucs digestifs d’un crabe énorme lui fut insupportable, et pendant un moment il envia la foi d’Hélène et de Louis.
— Enfin, murmura-t-il. Il est mort, mais il est mort comme un homme. Et j’espère bien que les grenades de Sig ont tué celui qui l’a dépecé.