Pour son âme sauvage, ce fut presque un réconfort. Il se leva, mit des vêtements propres, et regarda ses camarades qui dormaient encore. Louis était nerveux, agité. Les autres reposaient, calmes. Déjà le lit où avait dormi Arthur avait disparu de la salle. Il avait été attribué à la jeune martienne. C’était comme si Arthur n’avait jamais été là, comme si jamais il n’y avait eu d’Arthur. Cet effacement lui faisait de la peine. Fils d’une race qui enterrait ses morts, il se fut mieux résigné s’ils avaient pu veiller le corps de leur camarade.
Sans bruit, Sig s’était levé à son tour. Il lui dit à mi-voix :
— Avait-il des parents ? Une fiancée ?
— Pas que je sache. Mais il avait des amis. Et que pourrons-nous leur dire ? Que nous sommes arrivés une minute trop tard ?
— Que veux-tu. C’est le destin, si quelque chose correspond à ce mot.
Le repas du matin fut morne. Discrètement Hélène fit disparaître la serviette encore pliée de leur compagnon. Sig fit un effort et demanda :
— Et la martienne ?
— Elle dort encore. Elle s’est endormie très tard. J’ai été obligée de lui donner un sédatif nerveux, sans savoir du reste s’il agirait. Il a agi. Ingrid est avec elle.
Quelques instants après la Suédoise apparut, traînant par la main sa compagne qui avait l’air intimidée et regardait autour d’elle. Elle était vêtue d’une robe d’Ingrid, de la même taille qu’elle.
— Elle est vraiment très belle, fit Ray. Avez-vous remarqué qu’ils sont toujours beaux ?
— Oui, c’est une magnifique race !
Bernard l’examinait d’un point de vue d’anthropologue. Ce qui surprenait d’abord, c’était la riche couleur dorée de la peau, le blond très pâle des cheveux longs, et la teinte des yeux, un gris violet assez foncé. Les traits étaient purs, le front très haut et large. De structure elle était grande, 1 m 65, la taille d’Ingrid, pensa Bernard, large d’épaules et gracile à la fois, avec de très longues jambes.
Elle s’assit sur un signe d’Ingrid, et contempla avec une méfiante stupeur le chocolat au lait et le pain beurré qui étaient devant elle. De toute évidence, elle n’avait jamais vu de nourriture pareille. Elle regarda un moment les autres en train de manger, puis se décida à mordre dans une tartine. Ses dents étaient très petites ; elle mangea quelques bouchées, but un peu de chocolat et sourit. Vraisemblablement cette nourriture ne lui avait pas été désagréable.
Ray essaya d’engager la conversation dans le dialecte noir. Pas plus que la veille elle ne comprit. Elle répondit dans une langue fluide et sonore, très riche en voyelles.
— Il faudrait pourtant savoir son nom, dit Paul. Se désignant du doigt, il prononça : Paul. Les autres firent de même.
Elle réfléchit un moment, puis répétant le geste, dit :
— Anaena.
Sitôt après, pendant que les autres mettaient la dernière main aux préparatifs de départ, Bernard promena la martienne dans le Rosny. Une surprise assez vexante l’attendait. Comme il lui montrait son microscope, chef d’œuvre de la maison Zeiss, elle éclata de rire, semblant trouver quelque délicieux et ridicule dans l’instrument. Du coup Bernard écourta la visite. Plus tard, la tête plus froide, il réfléchit qu’un peuple intelligent qui avait plus de 30 millions d’années derrière lui devait avoir fait des progrès techniques énormes. En admettant qu’il soit en décadence, il devait posséder encore de beaux restes de sa splendeur passée. Plus pratiquement, il résolut de commencer par le commencement, c’est-à-dire d’apprendre le langage des martiens jaunes, et d’enseigner le français à Anaena. Selon la méthode appliquée par Ray, il lui nomma les objets qui étaient autour de lui. Elle fit de même, et Bernard nota les mots martiens en orthographe phonétique. L’écriture martienne était curieuse. Elle s’écrivait de droite à gauche, puis de gauche à droite, en boustrophédon. La leçon eut lieu en présence de tous, sauf de Louis et de Paul qui vérifiaient les machines pour le départ fixé à 10 heures. Au début, tout marcha bien. Puis ils se heurtèrent à de grosses difficultés de prononciation. D’un côté la fluidité de la langue martienne, toute en accentuations, leur faisait commettre des bévues qui devaient être très drôles, car Anaena riait éperdument. D’autre part, elle n’arrivait que difficilement à prononcer les R et le U. Les premiers se transformaient en L et les seconds en iou, ce qui faisait ressembler un peu sa prononciation à celle d’un chinois ou d’un anglais selon le cas. Au bout d’une heure et demie, ils étaient en possession d’une cinquantaine de substantifs et d’adjectifs, et de quelques verbes simples : manger, dormir, etc. De plus, Anaena connaissait l’origine des Terrestres. La leçon se serait prolongée si Hélène n’avait fait remarquer que la martienne était très jeune (peut-être 16 ans) et qu’après les émotions qu’elle avait subies, il fallait qu’elle se repose. Cependant Bernard réussit à obtenir d’elle un renseignement sur la direction à suivre pour joindre son peuple, les Tliou. Il fallait aller vers le sud-ouest.
Chapitre IX
Sur un monde stérile
Lentement la vallée disparut du champ du hublot. Bernard colla son visage à la vitre, pour voir encore une fois le coin de Mars où ils avaient laissé un compagnon sans même pouvoir se dire qu’ils reviendraient sur sa tombe. Le Rosny prit peu à peu de la vitesse, et bientôt le camp de l’Heptagone ne fut plus qu’un souvenir.
Bernard se courba et pénétra dans le poste 2. Paul conduisait avec à côté de lui, Sig et Anaena. Celle-ci suivait attentivement toute la manœuvre. Dans le poste 19, qui avait été celui de Arthur, Ray se tenait. Ingrid était dans la coupole. Hélène veillait Louis, alité avec une terrible jaunisse déclenchée à retardement par la commotion nerveuse.
Il resta là un moment, appuyé au dossier du fauteuil de Paul. Parfois on entendait la voix de Ray dans le microphone. Tout va bien à bord. Entre-temps, il sifflait avec obstination le Yankee Doodle.
Devant l’astronef le sable se déroulait à perte de vue. C’étaient des dunes plates, en dômes ou en croissants, avec çà et là des épointements rocheux, maigre épaule de la planète. Obsédant comme un refrain revenait en lui une phrase : « Nous sommes sur un monde stérile… sur un monde stérile… sur un monde stérile… » Malgré les terrifiantes profondeurs du sous-sol, malgré la beauté de la race jaune, il se sentait sur une planète usée, au déclin de la vie. Il pensa que la Terre serait un jour aussi, une vaste désolation rousse sous un ciel indigo. Il frissonna comme s’il avait vu subitement son propre squelette à travers sa chair.
Toujours des dunes, toujours du sable, toujours ce soleil pâle et lointain. L’horizon était embrumé de la poussière soulevée par ce vent léger et continu qui n’avait guère cessé depuis leur arrivée.
— Ça va, Paul ?
— Ça marche, et toi ?
— J’ai le cafard.
— Qu’y a-t-il qui ne va pas ? interrogea Sig. Tu t’es disputé avec Ingrid ?
— Non. Mais j’ai l’impression que ce monde nous hait. Regarde là, ce pays jaune. Jamais dans mes expéditions au Sahara, je n’ai senti pareille hostilité du sol. Il y avait toujours, à la halte, une herbe, un insecte, un reptile, ou des hommes. Mais ici. Et qu’est-ce qui nous attend derrière cet horizon ? Qui sont-ils, eux ? Il désignait Anaena. Que savons-nous d’elle, de ses pensées ? Elle était belle, je la sauvai, comme dit la chanson. Qu’y a-t-il dans cette tête ? Peut-être sont-ils aussi mauvais que les noirs ! De toute façon, ils ont au moins 30 millions d’années derrière eux ! Trente millions d’années ! Sur terre, cela nous reporte au secondaire ! Je me fais l’effet d’un fossile vivant ! Nous leurs sommes peut-être aussi étrangers que le seraient pour nous des diplodocus. Et nous avons perdu un des nôtres, déjà…