— Je suis sûr, protesta Paul, qu’ils sont bien plus humains que tu ne le crois. Et je ne comprends pas bien ce qui te prend. Certes, je ne suis pas gai quand je pense à Arthur. Mais ce sont les risques…
— Tu ne l’as pas vu, toi, se débattre et mordre le prêtre !
— Allons, calme-toi, Bernard, reprit Sig. Ça te passera. C’est ta crise. Ça nous arrivera à tous. Tu es le premier, simplement. Écoute. Il y a deux ans, j’ai hiverné dans le Spitzberg avec deux chimistes et une équipe de trappeurs. Je cherchais des terres rares. Eh bien, nous avons tous eu notre crise, chacun à notre tour. Tant et si bien qu’un des chimistes a attelé son traîneau, pendant que nous dormions, et il est parti… droit vers la Suède. Nous l’avons rattrapé le surlendemain, à demi gelé. Deux jours après, il était le premier à en rire !
— Oh, je sais bien que ça me passera ! Mais en quoi le fait de le savoir diminue-t-il ma misère présente ?
Il haussa les épaules et partit pour la coupole. Ingrid, affalée sur le siège, contemplait le désert.
— Toi aussi ? dit-il.
— Comment, moi aussi ?
— Toi aussi tu as le cafard ?
— Oui et non. Je songeais aux lacs paisibles de chez moi. Mais je ne regrette rien !
— Que penses-tu des martiens jaunes ?
— Que veux-tu que je pense de quelque chose que je ne connais pas. Anaena a l’air sympathique. Je ne sais comment seront les autres.
Longtemps, ils restèrent sans parler. Il y eut soudain un brusque changement dans le rythme de la marche. Puis l’astronef stoppa.
— Qu’y a-t-il ? demanda Bernard dans le microphone.
— Regarde droit devant !
Dans la poussière de sable, trois formes se mouvaient, à un kilomètre. Un accès de haine lui secoua le corps. Encore les crabes. Il ouvrit la culasse du canon, y glissa un obus.
— Attends, dit Paul, comme il lui demandait s’il fallait tirer. Anaena s’agite, ce sont peut-être les siens.
Les silhouettes se rapprochaient, leurs détails se précisaient, elles étaient beaucoup plus hautes que les crabes, n’avaient que six pattes, et étaient de forme oblongue.
— D’après ce que gesticule Anaena, je crois comprendre que ce sont bien les siens, dit Paul. Pas de gestes hostiles prématurés. Mais tiens-toi prêt !
À grandes enjambées les engins énigmatiques arrivaient. Sur la proue du premier, un lacis de traits de peinture rouge tranchait sur le jaune sombre qui formait le fond. Sur le toit, il y avait une catapulte en miniature, analogue à celles utilisées autrefois sur les navires de haut-bord pour lancer les avions. Par le microphone Bernard pouvait entendre Anaena qui parlait volubilement. Le mot Pliou, qui désignait son peuple, revenait fréquemment.
Les trois machines s’arrêtèrent. Du ventre d’un premier, par une échelle souple, descendit un martien jaune vêtu d’un scaphandre transparent.
— Ouvre la porte externe du sas, commanda Paul à Sig. Nous allons le recevoir. Convocation générale du conseil. Il se tiendra dans la chambre, pour que Louis puisse y assister.
Quand ils se furent rendus compte que le martien était dans le sas, ils fermèrent la porte extérieure et ouvrirent celle de l’intérieur. Pendant un bref moment, terrestres et martiens se regardèrent. Bernard surprit une lueur amusée dans son œil quand il vit Anaena habillée en terrienne. Lui-même portait, sous son scaphandre, une sorte de tunique ocre, serrée à la taille par une ceinture, et qui laissait les bras nus à partir des épaules. Sitôt débarrassé de son casque transparent, il posa quelques questions à Anaena. Celle-ci répondit brièvement.
Sur Terre, le martien aurait paru plutôt grand. Cependant, il faisait piètre figure entre les 1 m 95 de Sig et de Ray et les 1 m 87 de Bernard. Mais il dominait de loin Paul. Ils entrèrent, l’encadrèrent, dans la chambre où Louis était assis dans son lit, les reins calés par un oreiller.
— La conversation risque de manquer d’animation, remarqua Paul. Ray, si tu essayais encore de lui parler noir. Il y en a peut-être qui comprennent ?
Effectivement, le martien comprit, et répondit dans la même langue. Il y avait cependant, fit remarquer l’Américain, quelques différences légères qui lui donnaient à penser que le martien avait dû apprendre le dialecte noir dans une autre tribu. Le martien parla assez longtemps.
— Il dit, traduisit Ray, qu’ils nous cherchaient. Ceux que j’avais délivrés lors de ma fuite ont pu rejoindre leur cité, et ont parlé de nous. Ils n’ont pu venir plus tôt pour des raisons que je ne saisis pas bien. Il nous remercie d’avoir sauvé Anaena, et nous demande si nous voulons venir dans leur cité.
— Bien sûr ! Demande-lui son nom.
Le martien jaune répondit : Sli. Il y eut un nouvel échange de paroles.
— Il dit qu’il va nous guider. Les Kryoxi, je suppose que c’est le nom de leurs engins, ont une mission à remplir et ne nous accompagnent pas. Mais Sli reste avec nous.
Troisième partie
Un monde souterrain
Chapitre I
La cité des martiens jaunes
Le Rosny escalada une dune, parvint au sommet et bascula. Et, aussi soudainement qu’un rideau tiré parurent les superstructures de la cité des martiens jaunes. Contrairement aux noirs, ils avaient conservé en surface un certain nombre d’établissements permanents. C’étaient pour la plupart des hautes tours complètement closes, percées de rares hublots. Très en avant des constructions s’étageaient des séries de petits fortins à demi-enterrés. Un mur métallique assez haut et percé de portes, entourait la cité proprement dite.
Sli donna ses instructions à Ray qui traduisit. Il fallait contourner la cité, les portes percées de ce côté-ci n’étant pas assez grandes pour le Rosny. La manœuvre s’accomplit, et l’astronef passant sous un porche, pénétra dans l’enceinte.
Ce n’était pas sans méfiance que Paul avait décidé d’y entrer. Au fond, comme le disait Bernard, ils ne connaissaient rien des martiens jaunes. Une trahison était toujours possible. Aussi quand, revêtus de scaphandres, ils descendirent à terre, fit-il jouer le dispositif de sécurité qui rendait l’ouverture du sas impossible pour qui n’avait pas le secret. Ils avancèrent vers la tour la plus proche, où, à leur approche, béa une porte triangulaire. Elle se referma derrière eux. Malgré lui, Paul eut l’impression d’un piège, qui ne devait se dissiper qu’à la longue. La terre de Mars leur avait été jusqu’à présent si hostile !
Ils se trouvèrent dans une antichambre, dont les parois émettaient une faible luminescence bleue. Puis ils passèrent directement dans un ascenseur, qui plongea aussitôt. La descente dura 5 minutes et fut rapide. Sli répondait de son mieux aux questions, mais sa science du dialecte noir n’était pas inépuisable, et celle de Ray était courte. Aussi bien des questions restèrent sans réponse, ou ne purent même être formulées. Ils comprirent vaguement qu’on allait les présenter à un conseil. Mais s’agissait-il d’un gouvernement, d’un comité d’experts ou d’une académie ? Ils prirent une galerie, qui les conduisit dans une salle où de nombreux martiens attendaient. À peine y étaient-ils qu’avec un léger sifflement un engin ovoïde arriva en glissant et s’arrêta devant eux. Ils y montèrent, en compagnie de martiens. Anaena ne vint pas. Elle devait rejoindre quelqu’un. Ray ne comprit pas s’il s’agissait ou non de ses parents. L’engin se remit en marche à une vitesse qu’il était difficile d’apprécier, les parois ne comportant aucun hublot. L’aménagement intérieur était simple, mais confortable, et occupait tout le volume. Pas trace de moteurs. Paul supposa qu’il s’agissait d’un procédé électromagnétique, par solénoïdes aspirant l’engin. Après 10 minutes de trajet, il y eut un arrêt à une autre gare, puis ils repartirent et arrivèrent dans une gare ou plusieurs lignes se croisaient. Ils y débarquèrent, prirent encore une galerie, et débouchèrent sur la cité.