C’était une vaste caverne apparemment artificielle, et dont les dimensions étaient loin d’atteindre celles de la caverne de martiens noirs. Elle avait une forme elliptique, et devait mesurer quelques kilomètres dans son grand axe, et 3 ou 400 mètres de haut. La majeure partie en était occupée par des vergers ou serpentaient des rivières. Aux deux foyers de l’ellipse se dressaient des sortes de tours, ou plutôt de piliers, car elles touchaient la voûte, de 500 mètres de diamètre. Elles avaient l’air d’avoir été taillée dans le roc, étaient percées de fenêtres et garnies de balcons. Sli désigna la plus proche : Anak, puis la plus éloignée : Enak. Des explications qui suivirent, Ray démêla que la grotte était l’une des principales résidences des martiens jaunes, et que les deux piliers constituaient deux villes. Enak était la ville administrative et artistique, Anak la ville scientifique et la capitale. Sur le sol, entre des rangées d’arbres roux ou verts, courait un lacis de lignes où circulaient des tramways découverts, monorails. Pendant qu’ils regardaient, plusieurs passèrent à la station toute proche. Ils allaient vite, 60 ou 80 à l’heure. Toute cette perspective était éclairée par une lumière bleu pâle, qui ne semblait pas à Bernard particulièrement propre à assurer la photosynthèse des végétaux et qui lui faisait un peu mal aux yeux. De légers planeurs volaient à vitesse réduite, et se posaient soit à terre, soit sur les balcons des cités. Louis ayant fait observer qu’il ne voyait pas bien leur utilité dans un espace aussi réduit, Sli répondit que ceux-là ne servaient qu’au sport, mais qu’il y en avait d’autres, très rapides, dans de grands tunnels qui unissaient les villes jaunes.
Sur l’invitation de leur guide, ils prirent un des légers tramways. Ils allèrent droit à Anak. Là, par un dédale de couloirs et d’ascenseurs, ils arrivèrent à la salle où le conseil les attendait. C’était un grand espace blanc, orné de panneaux représentant probablement l’ancienne vie sur Mars. On y voyait des paysages marins, des prairies où couraient des animaux inconnus, mais assez proches des animaux terrestres. Il y avait aussi des vues de villes rappelant curieusement certaines agglomérations humaines. Une en particulier, représentée en vue aérienne, avec sa grande place centrale en étoile et sa tour de métal ajourée, figurait assez bien Paris. Au fond de la salle, sous un plafond d’un blanc immaculé, 38 sièges de métal garnis de coussins souples attendaient les occupants. Devant chacun d’eux se trouvait une petite table de métal gris.
— Nous sommes en avance, remarqua Bernard.
Comme il disait ces mots, il y eut un glissement, et un panneau se fendit en deux ; par l’ouverture ainsi créée, 37 personnages entrèrent. Les cinq premiers étaient des vieillards qui occupèrent 5 sièges légèrement en retrait. Puis venait une foule mélangée, hommes et femmes ; la dernière qui entra fut Anaena. Un siège restait vide. Sli se détacha alors de leur groupe et s’y assit.
— Tiens, tiens, glissa Bernard à Ingrid. Il paraît que nous avons sauvé une huile ! Regarde Anaena sur son siège ! Quel air grave ! J’ai l’impression de passer un examen devant un jury très difficile.
Ingrid pouffa.
— Tais-toi !
Un des vieillards parla alors sans se lever. Il avait une belle voix grave et pleine, des gestes lents et pleins de noblesse. Il s’exprimait dans le dialecte noir.
— Gens de cette planète que nous nommons Gale, et que vous appelez Terre, au nom de toute notre race et de nos alliés, je vous souhaite un heureux séjour dans notre vieille cité. Nous vous remercions d’avoir sauvé celle qui, quoique très jeune, est un des espoirs de notre science, Anaena.
Il parlait lentement, détachant bien ses mots ; Ray traduisait à mesure. Le vieillard reprenait :
— Pour le moment, nous ne pouvons guère échanger des idées, car nous nous parlons dans une langue qui nous est étrangère à tous. Aussi, plutôt que de prolonger des discussions oiseuses, nous allons nous mettre à apprendre votre langue. De votre côté, il vous sera utile d’apprendre la nôtre, pour peu que vous prolongiez votre séjour parmi nous. Je sais par Sli et Anaena que vous êtes des savants de la Terre, et je crois que nous avons intérêt à échanger nos pensées. Vous aurez ici toute liberté. Je vous demande seulement de respecter nos coutumes, même si elles vous paraissent bizarres. Nous respecterons les vôtres. Vous serez logés ici, à Anak, dans le palais de la Science. Anaena et Sli se chargeront du côté matériel de votre installation. Demain, si vous le voulez bien, commencera l’étude de nos langues.
Plusieurs fois, pendant ce discours, Ray avait été obligé de faire répéter sous une autre forme une phrase qu’il n’avait pas comprise. Le plan de travail leur paraissant sage, ils n’élevèrent aucune objection.
Un mois et demi après, Ray, Sig, Bernard et Ingrid, très doués pour les langues, patoisaient suffisamment pour se tirer d’affaire tout seul. Paul et Hélène étaient un peu en retard ; quant à Louis, à sa grande honte, il éprouvait des difficultés. Anaena, Sli et presque tout le conseil parlaient un français lent et un peu petit nègre, mais compréhensible. Leurs progrès étaient du reste rapides. Les terrestres logeaient presque au sommet d’Anak, dans une série de chambres donnant sur un balcon commun. De la vue s’étendait sur la campagne. Les chambres étaient simplement et élégamment meublées : fauteuils confortables, table légère en métal, lit composé d’un sommier très souple et d’une simple couverture, sans plus. Ici aucune variation de climat n’était à craindre. À l’intérieur toutefois, car pour l’extérieur les martiens jaunes avaient remarqué qu’une alternance de chaleur et de fraîcheur était favorable à leur végétation. De jour, une riche lumière ambrée éclairait toute la grotte, et la nuit était représentée par la lumière bleue qui les avait surpris à leur arrivée. À l’intérieur des chambres on pouvait faire l’obscurité à volonté. Les portes ne comportaient aucun système de fermeture. Preuve, avait pensé Bernard, que les Martiens ne craignaient pas d’intrusions dans leur intimité. Ils furent assez longs à savoir quelle Était l’organisation sociale. Les martiens jaunes étaient résolument collectivistes. Ils n’avaient la propriété stricte que des objets personnels, tels que vêtements, livres, instruments de travail, etc. Les logements appartenaient à l’état, mais chacun était libre d’occuper le sien tant qu’il lui plaisait d’y rester. Primitivement, il n’avait le droit d’en changer la disposition et l’ornementation qu’après avis favorable d’un comité esthétique. Mais depuis longtemps, des millénaires avait précisé Sli, ces comités n’avaient plus eu à émettre de veto, et s’étaient transformés en une réunion de gens ayant le culte de la beauté sous toutes ses formes, et cherchant à la faire régner partout. Même les machines industrielles avaient maintenant des formes pures.
La seule restriction notable à la liberté était celle-ci : la population étant très peu nombreuse, 11 millions à ce que comprit Bernard, chaque martien et martienne devait à l’État un certain nombre d’heures de travail par mois. Celui de Sli consistait à patrouiller à bord d’un Kryox, celui d’Anaena à s’occuper du matériel des écoles. Par ailleurs, le premier était sculpteur, et la deuxième géo, ou plutôt aérophysicienne.