La famille existait toujours comme fait biologique, mais non légal. Pleine liberté était laissée à chacun dans ses liaisons. Cependant, la fidélité était très fréquente. Les enfants étaient désignés par un nom suivi de la mention fils ou fille de. Les garçons s’appelaient ainsi de leur nom suivi du nom du père, les filles de leur nom suivi du nom de la mère. Par rapport à l’État, ils étaient désignés en plus par une série de numéros. Le gouvernement était représenté par une série de comités d’expert qui tous étaient sous l’autorité du conseil des 38. Celui-ci groupait les esprits éminents de la planète. Ils étaient élus par les comités. Chaque martien pouvait faire partie d’un comité. Il suffisait qu’il se soit montré apte à faire son travail particulier correctement. Mais cela n’entraînait aucun avantage social, et beaucoup de martiens de valeur préféraient se consacrer entièrement à leur métier. Il y avait pour les gouvernants une discipline qui devenait de plus en plus stricte à mesure qu’on montait l’échelle. Un membre de comité ou du conseil pouvait démissionner provisoirement. Dans ce cas, il lui fallait attendre deux ans pour être rééligible. Pour qui avait failli à la règle, l’exclusion était immédiate et définitive.
— Et cela marche ? demanda Bernard un peu incrédule quand Anaena lui eut exposé ceci.
— Oui. N’oubliez pas que nous avons passé, il y a bien longtemps, par des heures terribles, et que nous n’avons pas eu le choix. Nous entendre ou la fin de l’espèce. On vous montrera un de ces jours de vieux documents du temps de l’épouvante. Et nous avons des millions d’années d’éducation derrière nous ! Au début le conseil fut un gouvernement autoritaire et impitoyable, lucide et dur, appuyé par une police forte et fanatique, et disposant de terribles moyens de contrainte. Il sut ne jamais en abuser. À mesure que l’éducation se perfectionnait, ce qui avait été prohibition est devenu la coutume. Nous sommes très libres parce que nul de nous n’a le désir de faire des choses déraisonnables. Mais pour qui voudrait vivre comme un fou, le séjour ici deviendrait rapidement intenable, même si nous ne prenions pas de mesures contre lui.
Ils visitèrent les écoles. Jusqu’à un âge qui correspondait à 10 ans terrestres, l’éducation était surtout physique. On apprenait aussi aux enfants à se servir correctement de leur langue, à varier leurs expressions, à dessiner et à modeler, à jouer d’un instrument de musique, et à conduire certaines machines. De 10 à 15 ans venait la phase surtout littéraire : ils lisaient des œuvres des écrivains martiens qui convenaient à leur âge. Ils apprenaient aussi les rudiments des sciences, et commençaient les jeux athlétiques. De 16 à 20 ans, venait la phase scientifique. On déroulait devant eux les grands traits de l’histoire de la planète et des races qui la peuplaient, et la grandiose aventure cosmique. Ils apprenaient aussi un métier. Ils continuaient également à lire les classiques et à s’exercer aux arts et à la musique. Après 20 ans, ils étaient libres de choisir la voie qui leur plaisait.
— Mais vous, Anaena, quel âge avez-vous donc ?
— De vos années ?
— Oui.
Elle fit un rapide calcul.
— 23.
— Vous paraissez bien plus jeune ! Je vous en aurais donné 17 !
— Nous nous développons plus lentement que vous. Nous ne sommes adultes qu’à 30 de vos années.
— Vous êtes alors des monstres de précocité ! Et combien de temps vivez-vous ?
— 150, 160, parfois 180 ans.
— Le double de nous, quoi ! Est-ce racial, ou une conséquence de votre science ?
— C’est notre science qui nous le permet. Nos ancêtres ne vivaient que 90 ou 100 ans. Vous pourrez interroger sur ce sujet mon frère Loi. Il est biologiste et vous renseignera mieux que moi. Mais je pense que si vous restiez ici, vous vivriez aussi longtemps que nous.
Chapitre II
Une autre version de l’histoire
Un jour vint, qui devait être inoubliable pour les terrestres. La veille au soir, Agum, président du conseil des 38 leur avait annoncé que maintenant qu’ils comprenaient suffisamment la langue de leur hôtes, on leur ferait une conférence accompagnée de projection de films sur l’histoire de la planète. La séance commença de très bonne heure. Le conférencier était Tser, professeur d’histoire à ce qui correspondait à l’Université. C’était un vieillard géant pour les martiens jaunes, puisque sa taille atteignait presque celle de Bernard. Quoique très âgé, et tout blanc, il était encore en pleine force. C’était du reste une personnalité puissante, un ancien rôdeur de planète, selon le terme dont usaient les martiens pour désigner ceux que la curiosité poussait à visiter les lieux les plus inhospitaliers de Mars. Il avait été le chef de la mission qui, 40 ans terrestres plus tôt, avait essayé de reprendre le contact avec les martiens rouges, isolés depuis des millénaires du côté du pôle sud. La mission n’avait du reste trouvé qu’une ville désertée.
Tser commence à parler. Il articulait très nettement, pour mieux se faire comprendre.
— Je n’entreprendrai pas de vous dire quel a été le passé de Mars avant l’apparition des hommes, ni même quelles ont été les premières civilisations, œuvres d’hommes blancs, comparables à vous. Je commencerai mon exposé peu de temps avant le grand changement. À cette époque-là, il y a 30 millions 112 mille 700 ans, Mars était partagé entre 12 nations, qui après de multiples guerres, avaient réussi à vivre en paix, à peu près désarmées. Le seul espace qui échappait à leur juridiction était un assez vaste domaine, situé à l’équateur, qui appartenait aux martiens rouges. Ceux-ci n’étaient pas des hommes. Sans empiéter sur le domaine de mes collègues biologistes, je dois indiquer leur origine. À une époque indéterminée, peu de temps après la conquête des métaux, une espèce d’insectes, ressemblant à vos fourmis d’après ce que j’en sais, s’était développée jusqu’à atteindre une très grande taille, et un psychisme comparable au nôtre, quoique différent. Mais, jusqu’à l’ère des États-Unis de Mars, ils n’avaient guère évolué dans un sens industriel, et, chose étrange, aucune hostilité ne les avait jamais dressé contre les humains. Les deux espèces vivaient en bonne intelligence, et nous avions même envoyé chez eux des missions chargées de les civiliser. Leur seule activité consistait en la culture d’une sorte de céréale et en l’édification de vastes cités souterraines très pauvres. Brusquement, cela changea. Ils renvoyèrent nos missions, et il y eut une prolifération considérable de leur peuple, qui les mit à l’étroit. Puis un jour, nos avant-gardes qui gardaient la frontière virent avec stupeur paraître les premières machines de guerre qu’ils aient construites. Incontestablement au début ils ont copié nos propres inventions. Quoi qu’il en soit, ils mirent sur pied en un temps très court une puissante industrie. Probablement méditaient-ils leur surprise depuis longtemps. Rapidement ils se mirent à produire à leur tour des inventions originales.
Bref nos avant-postes furent annihilés par la surprise et n’offrirent qu’une résistance médiocre. L’armée des rouges déferla sur un grand espace, conquit rapidement les onzième et douzième états, dont les noms se sont perdus. Les villes de surface furent détruites, la population chassée ou massacrée. Hâtivement réuni, le conseil des états décida la guerre. On se remit à construire ces machines qu’on avait abandonnés avec tant de joie. Et, cinq ans après l’attaque des rouges, les premières escadres aériennes massives des martiens blancs commencèrent à attaquer les territoires ennemis.
Avant de continuer, je vais faire défiler devant vos yeux les images de ce qu’était alors la civilisation martienne ; notre air, sans jamais avoir été aussi dense que le vôtre, l’était suffisamment pour soutenir des machines volantes à une vitesse faible.