Les rouges, attaqués souterrainement par le même feu liquide, réagirent vigoureusement. Le deux du mois de Tlo de l’ère de paix – naïvement nous avions fait commencer une ère à la paix avec les rouges – une escadre aérienne rouge et une escadre jaune firent leur jonction au-dessus de la ville noire de Klek, qu’elles nettoyèrent de toute vie.
Et cette guerre infernale continua, pendant des siècles, avec des interruptions. Pendant longtemps nous eûmes le dessous. Une à une, nos villes flambèrent. Nous fûmes réduits à trois états, le 1, 2 et 4. Les rouges tinrent mieux et ne cédèrent qu’un seul état, le 12. C’est alors que la collaboration de deux physiciens de génie, un jaune, Blio et un rouge, dont le nom s’est perdu, changea la face des choses. Ils réussirent à créer, dans des conditions très particulières, un corps nouveau combinant l’hélium ionisé et l’oxygène. Ce composé, stable dans des conditions très étroites de pression et de tension électrique agit avec un formidable dégagement de chaleur quand ces limites sont franchies. Nous équipâmes nos derniers avions de ce produit, nos perforatrices et en déposâmes des stocks sous les villes noires, et un jour, nous rendîmes à l’ennemi le décuple du mal qu’il nous avait fait. Dès ce moment, la partie était gagnée. La lutte continua spasmodiquement pendant 15 ans encore. Puis les noirs commirent ce que nous appelons le « crime planétaire ». Par un beau matin, tel qu’il n’y en a plus sur notre monde, ils firent agir des énergies qui nous sont inconnues. L’air sembla s’embraser. Seul ceux de nos ancêtres qui étaient dans les cités les plus profondes et les mieux closes survécurent. Les autres furent brûlés vifs. Toute végétation disparut de la surface. L’oxygène de l’air se combina en partie au sol, en partie à l’azote, donnant du N02 qui fut précipité sous forme de nitrate. La pression atmosphérique décrût formidablement. Mars était transformé en désert !
70 000 des nôtres ne périrent point. 27 000 rouges environ survécurent. Les noirs, qui s’étaient réfugiés dans la grande caverne que vous connaissez, restaient au nombre d’environ un million. Mais, divisés par des luttes intestines, et leur gouvernement et leurs meilleurs ingénieurs ayant péri par suite d’une fausse manœuvre comme nous le sûmes bien plus tard, ils ne nous écrasèrent pas comme ils auraient pu le faire. Notre race survécut, mais la civilisation était morte. Les usines détruites presque toutes, nos avions incapables de voler dans cet air raréfié, les stocks de vivres rares ou souillés, tout contribuait à semer le désarroi. Il y eut des révoltes, des guerres civiles, qui réduisirent le nombre des jeunes à 30 000. Les relations avec les rouges ne furent pas maintenues. Ils se retirèrent du côté du pôle sud. Il y eut alors une période de onze millions d’années, la période noire, sur laquelle nous ne savons que très peu de chose. La civilisation se réduisit à une série de recettes destinées à assurer la survie de la race. Plusieurs fois, il y eut des renaissances qui ne durèrent jamais. Tout au moins assurèrent-elles la conservation de documents inestimables. L’espèce était atteinte de dégénérescence très nette des facultés créatrices. Ce furent des temps gris. Puis à nouveau l’esprit créateur se manifesta. Nous eûmes à redécouvrir à peu près tout, avec des moyens très inférieurs à ceux des ancêtres. La guerre avec les noirs reprit également et, il y a six millions d’années, une défaite écrasante nous ramena une fois de plus presque à zéro. Depuis nous avons remonté la pente, et nous sommes au point de vue théorique à peu près au niveau des ancêtres. Au point de vue pratique, hélas ! bien des choses nous sont interdites faute de moyens. La guerre contre les noirs continue, guérilla plutôt, souterraine et féroce, autour des gisements métallifères profonds. Parfois, ils font irruption dans nos galeries, parfois c’est nous qui leur enlevons des prisonniers. C’est un sport très goûté de notre jeunesse que les explorations en pays ennemi. J’y ai participé souvent, quand j’étais jeune. En surface, les combats entre nos kryoxi et leurs crabes sont fréquents mais depuis 1000 ans, il n’y a pas eu de vraie guerre. Nous leur sommes maintenant très supérieurs au point de vue civilisation. Ils n’ont gardé d’autrefois que leur habileté de mécanicien. Voici quel est l’état actuel de cette malheureuse planète, qui a eu son heure de grandeur.
— Au cours de mon séjour chez les noirs, dit Ray, j’ai entendu dire que vous aviez autrefois tenté un raid sur la Terre.
— C’est exact. Il fut fait par les blancs, quelque temps avant le déclenchement de la guerre. Nos astronautes atteignirent leur but. Gênés par la gravitation, ils rentrèrent très vite. Nous avons leurs films, ou plutôt les fragments que les renaissances nous ont conservées, fragments bien abîmés du reste. Il y a aussi, dans la bibliothèque de l’université, le récit de leur voyage rédigé par leur chef, Brui. Ils avaient même ramené des spécimens d’animaux terrestres, qui ne survécurent pas. Quelques-uns de leurs squelettes ont pu être sauvés, sous forme de moulages. Vous les trouverez à la section de paléobiolie.
Ceci amena Bernard à demander des détails sur l’évolution de la vie sur Mars. Tser se déclara incompétent.
— Il faudra que vous en parliez à Vli, notre grand spécialiste. Il est du reste très désireux d’entrer en rapport avec vous pour comparer les géologies de la Terre et de Mars.
Chapitre III
Dans les vergers de la cité
Sig accoudé au balcon, fredonnait un vieil air du folklore Scandinave et laissait errer ses regards sur le monde souterrain. À l’autre extrémité, Louis et Hélène devisaient. Paul fumait sa pipe, étendu sur un divan, traduisant péniblement un livre de physique martienne. Ray était en excursion, en chasse de photos sensationnelles. Les martiens l’avaient pourvu de leur matériel pour la photo en couleur. Bernard expliquait à Ingrid les résultats de son entrevue avec Vli.
— D’après le journal de l’expédition, les films et les squelettes, les martiens ont abordé sur la Terre au début de l’éocène moyen. Il y a un passage dans un film où l’on voit une troupe de dinocéras s’ébattant qui ferait délirer tous les paléontologues du monde. J’ai obtenu d’emporter copie de tous les fragments et du livre. Ça va faire sensation sur la terre ! Et si tu voyais leur collection de fossiles ! La vie a suivi sur Mars à peu près les mêmes voies que chez nous, mais pas exactement. Par exemple, ils n’ont jamais eu de périssodactyles – cheval, rhinocéros. Mais ils ont eu des proboscidiens qui n’ont jamais dépassé le stade mastodonte. C’est prodigieux. C’est toute une vie qu’il faudrait passer dans leurs musées.
Il rayonnait.
— Ingrid, que la vie est belle et bonne de m’avoir donné cette joie ! Mais je suis égoïste. Je suppose que ton frère et toi devez avoir aussi à apprendre !
— Certes, ne serait-ce que la synthèse des albuminoïdes. Mais il fait bon dehors, et cette lumière est douce. J’aimerais me promener à pied dans les vergers. Viens-tu ?
— Hum. J’ai bien du travail, enfin… dit-il en plaisantant.
L’ascenseur les amena rapidement au niveau du sol. Ils croisèrent des groupes de martiens jaunes, affairés et souriants. Par la lutte qu’ils avaient mené contre les noirs, ennemis héréditaires, les terrestres étaient très populaires. À peu de distance de la route, ils furent dans les vergers à l’ombre des arbres fruitiers. Une mousse épaisse couvrait le sol. Quelques papillons éclatants, quelques fourmis et quelques oiseaux, seuls animaux qui aient survécu ici, animaient le paysage de leur vie frêle et gracieuse.