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Ils s’assirent près d’un petit ruisseau. Ingrid dénoua ses sandales et laissa pendre ses jambes dans l’eau. Longtemps elle resta songeuse, sans rien dire. Bernard fumait une énorme pipe, étendu sur le dos. Il se sentait heureux, mais avait peine à vaincre sa surexcitation intérieure qui le lançait à la suite d’hypothèses hardies, fruits de sa visite à Vli. Dans son cerveau bouillonnaient des idées qui, peu à peu, s’ordonnèrent en un ensemble harmonieux. Il était là, calme en apparence, tout entier à la joie de connaître. Peu à peu, il s’apaisa, se laissa bercer par le friselis de l’eau courante, par le léger clapotis que faisait Ingrid en remuant ses pieds. Il se laissa aller à ses souvenirs, le message de Paul, le départ, l’apparition d’Ingrid. Cette pensée ranima son inquiétude ; il savait qu’il l’aimait, mais ignorait s’il était payé de retour. Cerveau puissant et rapide, dans sa lutte contre la matière, il lui fallait de longues méditations, des approches circonspectes et beaucoup d’habitude avant d’avoir une connaissance légère des êtres qui l’entouraient. Certes, il savait qu’Ingrid recherchait sa compagnie, aimait plaisanter et discuter avec lui, échanger des idées. Et il goûtait profondément cette amitié. Mais il savait aussi que s’il lui avouait son amour, il serait brusque et gauche, et que s’il était repoussé il n’oserait plus la regarder en face. Cette peur panique du ridicule était sa tare, tare qui l’avait maintes fois gêné sur Terre. De plus, il avait la sensation que leur entente était quelque chose de délicat et d’unique que rien ne devait venir ternir.

— C’est le jardin d’Éden, ici, dit-elle, le Paradis dont nos premiers parents furent chassés…

Quoique parfaitement incroyante, elle avait gardé d’une éducation protestante l’emprise de la Bible, qui fournissait sa conversation de métaphores et de paraboles antiques, qui prenaient dans sa bouche une étrange jeunesse. Bernard se leva, cueillit un fruit mur et lourd.

— La pomme de l’arbre de Science. Cette fois-ci, c’est moi le tentateur. L’histoire est renversée !

— Nous avons déjà goûté au fruit de cet arbre, nous deux, répondit-elle. Il est vivifiant mais amer. J’ai parfois la nostalgie de la petite fille qui allait au temple et qui croyait voir voler les anges, la nuit de Noël !

— Comme te voilà pensive. Regrettes-tu le voyage ?

— Non. Ce serait à refaire, je recommencerais. Mais j’ai l’impression quelque fois, que nous avons passé les bornes humaines, et que nous aurons à le payer !

— Bah ! dit-il. Il n’y a aucun sentiment de culpabilité en moi. Je crois que l’homme pourra aller toujours plus loin, toujours plus haut, moralement et physiquement. Et quand le soleil refroidira, nous passerons à une autre étoile !

— Peut-être… Peut-être aussi l’humanité disparaîtra-t-elle, comme les iguanodons…

Elle secoua la tête.

— Donne-moi plutôt ce fruit tentateur. Quelles qu’en soient les conséquences, c’est la destinée humaine d’y mordre !

— Es-tu donc Ève ?

— Peut-être, si tu es Adam…

Il fut un temps sans comprendre pleinement le sens de cette réponse. Puis rapidement défilèrent en son esprit le triomphe, le doute, l’appréhension. Il s’assit à côté d’elle, à la turque.

— Ingrid ? interrogea-t-il.

Elle se retourna, le regardant de ses grands yeux gris et francs.

— Eh bien ?

— Ingrid, reprit-il, est-ce que… ?

Elle posa le fruit, lui prit la tête entre ses deux mains et le fixant tendrement en face :

— Gros idiot ! Bien sûr.

Ce soir-là, au repas qu’ils prirent dans leur appartement, Paul remarqua quelque chose d’anormal dans le comportement de Bernard. Jamais depuis la mort de Claire, il ne l’avait vu aussi joyeux, aussi remuant. Lui, toujours grave et un peu taciturne, qui ne sortait guère de sa réserve que pour soutenir de longues et sévères discussions, il riait, plaisantait et faisait des calembours encore plus mauvais que ceux dont Paul lui-même avait le secret. À mesure que le repas avançait, cette excitation croissait.

— Diable, pensa Paul, je savais que Bernard aimait la géologie, mais pas à ce point !

Au bout de la table, Sig souriait, énigmatique. À la fin du repas, Bernard se dressa soudain et dominant le joyeux brouhaha des conversations, clama :

— Mes amis, j’ai une communication à vous faire.

— La parole est au citoyen Bernard, dit Paul d’un ton présidentiel.

— Voilà : Ingrid et moi, sommes fiancés depuis cet après-midi.

Ce fut un tollé de hurlements amicaux, qui après des reprises en chœur, s’acheva par un triple ban d’applaudissements.

— Laïus, Bernard, laïus, crièrent Paul et Louis. C’était une de leur coutume de camp, vieille comme leur amitié.

— Mesdames et messieurs, commença Bernard. Je viens de vous annoncer une nouvelle qui, j’en suis sûr, réjouira et bouleversera l’humanité toute entière. Et je ne m’avance pas en proclamant cela, car déjà je viens de voir et surtout d’entendre l’humanité réduite à cette poignée qui la représente sur ce monde étranger, je viens donc d’entendre l’humanité manifester sa joie et son bouleversement par des cris qui rappellent, fâcheusement au naturaliste que je suis ceux du porc commun – sus scrofa dirons-nous dans un but de précision scientifique – dont l’appendice caudal est coincé dans une porte.

Puis prenant un ton grave de prédicateur en chaire :

— Dieu a dit, mes très chers frères : il n’est pas bon que l’homme soit seul. J’ai donc pris la décision, héroïque certes, de renoncer à mon indépendance. Je viens de m’enchaîner pour la vie à celle qui sera la compagne dévouée qui stabilisera dans sa course l’étincelant astre de science que je suis. Car, n’en déplaise aux envieux que je vois sourire, je suis un astre de science !

Sur un ton d’orateur politique :

— Oui, citoyens, la femme est la compagne naturelle de l’homme. Sans elle, point de foyer ! Sans foyer, point de famille ! Et la famille est la pierre angulaire du char de l’État, la cheville ouvrière qui guide l’édifice social. Et je dépenserai mes efforts sans compter pour faire voter la loi établissant le mariage obligatoire et gratuit !

Il se rassit. À peine, le tumulte se fut-il apaisé que Louis se leva à son tour :

— Mes amis, je remercie Bernard d’avoir prononcé un si beau discours que je n’oserai pas marcher sur ses brisées. Car moi aussi j’ai quelque chose à vous dire : Hélène et moi sommes fiancés depuis deux mois !

Ce coup-là fut une rafale de cris indignés :

— Cachottiers ! À l’amende ! Fichez-le dehors !

Dans le tumulte Paul clama :

— Le grand conseil judiciaire, réuni et jugeant à l’unanimité, condamne le citoyen Louis Lapeyre à une amende de six bouteilles de Monbazillac par tête, payable à notre retour. Motif : menées capables d’entraîner la perte de l’expédition par suppression de membres, Hélène n’étant plus que sa moitié ! De même, et pour des motifs semblables, Bernard est condamné à une amende identique !

— Nous protestons énergiquement ! clamèrent à l’unisson Bernard et Louis.

Un franc éclat de rire les fit se retourner. Sur le pas de la porte Anaena, d’autres jeunes filles et trois jeunes gens s’abandonnaient à la plus grande gaieté. C’était un spectacle assez rare, car si les martiens jaunes souriaient volontiers, ils ne riaient pas souvent, s’avançant, elle présenta :

— Loi, mon frère, biologiste. Kni et Elior, deux de tes collègues, Bernard. Mes amies Enia, Lia, Ancia et Fiala. Cette dernière était prisonnière avec moi chez les noirs. À la suite de votre intervention un bon nombre des prisonniers a réussi à s’échapper. Par de vieilles galeries, où ils ont erré longtemps, ils sont arrivés à joindre un de nos avant-postes. Fiala est arrivée ici hier seulement. Elle ignorait votre existence et se demandait ce qui était arrivé dans le Temple. Elle a tenu à venir vous remercier. Maintenant j’ai à vous annoncer que nous partons dans trois jours en expédition de prospection dans les vieux tunnels du côté du pôle sud. Vous savez que je suis géophysicienne. On a d’autre part signalé à Loi que des restes de faune vivraient encore par là-bas. Nous venons voir si quelqu’un de vous, voudrait nous accompagner. Nous serions heureux de votre présence. Mais armez-vous. Peut-être rencontrerons-nous des noirs.