Ils mangèrent dans la cité morte, mais dormirent dans les kryoxi. Bernard fut long à trouver le sommeil. Il avait encore devant les yeux, le fantastique brasier où s’étaient évanouies au moins dix existences humaines.
— Je sais bien, dit-il à Ingrid, qu’ils sont mauvais, et qu’ils nous auraient tués s’ils avaient pu. Mais je ne puis m’empêcher de songer que ce sont des hommes, et que ce soir, dans la cité noire, leurs compagnons les regretteront. Le rire d’Anaena et des autres m’a blessé.
— Oui, dit-elle. Mais avons-nous le droit de les juger ? Pense à la dernière guerre, sur Terre, aux villes assassinées, sans grand motif. Eux, sur ce monde âpre et nu, séparés par des haines de race remontant à des millions d’années ont plus d’excuses que nous. Et puis, tu sais, moi aussi j’avais envie de rire. C’est la réaction normale après le péril. Tout le monde n’a pas ta sensibilité, que je ne blâme pas et que j’envie parfois. Tu es le plus humain de nous tous, Bernard. Mais il ne faut pas juger les autres d’après toi-même. Si tu avais ri, toi tel que tu es, tu aurais été odieux. Eux, c’est autre chose…
Ils passèrent une nuit calme. Le lendemain au soir, ils arrivèrent à llo sans incidents.
Chapitre V
Dans les galeries abandonnées
Extérieurement la cité ne comprenait que quelques pylônes et un bâtiment recouvrant l’entrée. Une garnison de 700 martiens jaunes y était maintenue depuis 400 ans. D’abord simple relais, ils avaient depuis 40 ans déblayé une partie des galeries souterraines ; ils étaient souvent en bute aux attaques des noirs, car si Llo était une cité rouge morte, il y avait à 600 km à peine une cité noire bien vivante.
Il y eut conseil de guerre entre les membres de l’expédition et l’état-major de la garnison. Les derniers travaux avaient débouché sur une galerie encore inexplorée. Elle filait vers le sud. D’après les traditions, dit Elior, les rouges avaient exploité autrefois des mines de tungstène et de magnésium très riches au sud de Llo, à environ 70 kilomètres. C’était donc de ce côté qu’il fallait chercher.
En attendant le départ, Bernard et les autres visitèrent le musée. C’était la salle où étaient entreposées toutes les découvertes d’ordre archéologique faites par les déblayeurs, avant leur envoi à Anak. Il y avait là des débris de machines, et quelques inscriptions que Kni put déchiffrer. C’étaient des indications de direction, de profondeur, des avertissements et des prohibitions.
— Quand je pense, glissa Bernard à Sig, que tout ce qui subsistera de notre civilisation sera peut-être une plaque émaillée portent « il est interdit de marcher sur les pelouses ».
— Encore heureux si ce n’est pas « W.C. », rétorqua-t-il en souriant.
Ce ne fut pas sans émotion qu’ils s’engagèrent dans le tunnel. La voûte, d’abord ruineuse et étayée fraîchement par des piliers de métal, devint ensuite solide et sans fissures. Le sol descendait doucement. Pendant quelques kilomètres, la voie fut spacieuse puis elle se rétrécit et ils furent obligés de marcher en file indienne. Loi, chef de l’expédition, allait en tête, suivi immédiatement de Sig et de Bernard. Ceux-ci avaient fait valoir que, dans le cas de surprise et de combat corps à corps, leur force physique pouvait être précieuse. De plus, les armes terrestres présentaient le gros avantage de pouvoir être utilisées même de près. Anaena et Ingrid venaient ensuite, Ray, Kni et Elior formaient l’arrière garde.
Leur marche fut silencieuse. S’ils étaient parfaitement éclairés par leurs lampes individuelles, il n’en restait pas moins, pensa Bernard, que cette galerie était plus impressionnante que toutes les grottes terrestres qu’il avait visitées. Dans celles-ci, il y avait toujours des gouttes d’eau qui tombaient, des stalactites aux formes variées, qui faisaient oublier les ténèbres environnantes ; ici c’était le silence absolu, la nudité du roc poli, et la sensation désagréable de violer une tombe. Aussi leur mutisme n’était-il rompu que par quelques brèves remarques d’ordre scientifique. Au bout de quelques heures, ils firent halte dans un élargissement de la galerie et prirent leur premier repas. Il fut composé de ces pâtes alimentaires que fabriquaient les jaunes, et qui joignaient un goût agréable à un pouvoir nutritif considérable. Les terrestres y ajoutèrent une barre de chocolat. Anaena, qui avait appris à l’apprécier durant son séjour sur le Rosny en réclama une, qui lui fut accordée en grande pompe. Cette petite salle, brillamment éclairée, leur donna une sensation de confort et de sécurité, et la gaieté revint rapidement.
— Tu disais, hier, dit Bernard à Elior, que les rouges avaient exploité des minerais par ici. En tout cas, il ne me semble pas que cette galerie ait pu servir à l’évacuation, elle est beaucoup trop étroite.
— Oui. Probablement ce fut un passage qui doublait la voie principale. Si cette hypothèse est juste, nous ne tarderons pas à la rejoindre.
Après un court repos, ils se remirent en route. Soudain Sig qui marchait maintenant le premier s’arrêta.
— Regardez !
Dans la poussière fine qui couvrait le sol, des empreintes de pas se voyaient.
— Il n’y a pas longtemps que quelqu’un est passé ici, reprit-il.
— Ça ne veut rien dire, rétorqua Bernard. Dans mes explorations de cavernes, j’ai souvent vu des empreintes d’ours qui dataient de plusieurs millénaires. Et tous les poils se voyaient encore !
— En tout cas, coupa Elior, ce n’est pas un rouge qui a laissé ces traces-là. Ni quelqu’un de notre race, continua-t-il, penché sur les empreintes. Cela ne peut être qu’un noir. Et elles peuvent dater de millénaires, comme dit Bernard… ou d’hier.
Ils continuèrent leur route avec prudence. Peu après ils débouchèrent dans une immense galerie dont la voûte devait bien être à 30 mètres de haut. Sur le sol, couraient des rails de métal brillant. Sig se pencha :
— Du nickel, ou un métal voisin. Toujours ça à récupérer. Mais, comment se fait-il qu’ils ne soient pas couverts de poussière ?
— Revenons dans la petite galerie, commanda Loi. Jamais les rouges ne se sont servis d’engins sur rails. Les noirs doivent avoir adopté cette route !
Ils tinrent conseil. Bernard et Elior étaient d’avis de retourner à Llo et de ne revenir qu’en force. Les autres pensaient qu’il valait mieux pousser la reconnaissance aussi loin que possible. La discussion s’éternisait. Ils s’aperçurent soudain qu’Anaena et Ingrid n’étaient plus là.
— Où peuvent-elles être allées ? dit Sig.
— Dans la grande galerie, je suppose, et Bernard se dirigea dans cette direction. Il n’avait pas fait dix pas que deux lumières apparurent.
— Vite, éteignez les lampes, cria Anaena. Quelque chose arrive !
Ils obéirent, n’en gardant qu’une seule allumée, enveloppée dans un manteau. Dans la grande galerie quelque chose passa en grondant sur les rails, avec un bref éclat de lumière. À peine avaient-ils eu le temps de faire quelques conjectures que le grondement reprit.
— Cette fois-ci, je verrai, souffla Sig. Avant qu’ils ne puissent le retenir, il bondit et se colla à l’entrée de la galerie, contre le roc.
Il vit un fanal grossier, et dans un brusque coup de vent passa une grande plate-forme montée sur roues, couverte de crabes, d’engins compliqués et grouillant de martiens noirs.
Pendant une demi-heure, ce fut un défilé ininterrompu de « train ». Les compagnons n’en savaient que penser.
— Si vous voulez mon avis, dit enfin Bernard, cela ressemble furieusement à une mobilisation. Les noirs doivent attaquer quelque chose, par là. Et ce n’est pas Llo, ils vont dans le sens opposé. Y a-t-il de vos cités de ce côté-là, Kni ?