Il sortit légèrement de la tente, s’habilla sommairement. La nuit était encore tiède. La lune courait parmi les nuages. La vallée se dessinait sous ses yeux. Il apercevait, à contre lune, les falaises du Grand Single et de « l’Église de Guilhem », lieux de leurs escalades de la journée. Il descendit, par un escalier creusé dans le roc, puis par un chemin ébouleux, traverse une partie du village, et arriva à la Vézère. Elle était noire, sauf au bord où sa faible profondeur la rendait transparente. Les cailloux du fond luisaient faiblement. Il se déshabilla, ne gardant que son maillot, puis, d’un petit bond, plongea, dans un jaillissement de gouttes illuminées. Il attaqua le courant en oblique, laissant derrière lui une traînée blanchâtre de bulles. Il plongea, réapparut, souffla un mélange d’air et d’eau, chercha des cailloux au fond, se laissa emporter par le courant. Il aimait l’eau. Ce soir, il contemplait le paysage avec passion. Ma vieille Vézère, ma rivière ! Mon pays ! Mon pays de roches et de verdure, d’arbres et de terre, d’eau et de ciel ! Ma terre brune où pousse le tabac et le blé, les forêts de chênes et de châtaigniers. Ma terre que je vais quitter vivant pour suivre un rêve. Mes chères falaises crétacées, où à 12 ans j’ai trouvé mon premier fossile…
Il se remémorait cette journée comme si le fait s’était passé la veille. Il n’était pas originaire des Eyzies. Il était né à une vingtaine de kilomètres de là, à Montignac. Orphelin à trois ans, il avait été recueilli par un vieil oncle, cultivateur qui habitait du côté de Laugerie une maison maintenant disparue. Mais toute son enfance s’était déroulée dans ce décor sauvage et magnifique. Sa passion pour la géologie s’était éveillée il y avait seize ans, quand, escaladant un rocher sur la vieille route du Bugue, il avait trouvé une coquille fossile. Il l’avait portée à l’instituteur qui lui avait expliqué simplement la formation des roches calcaires. Et une vocation s’était décidée.
Un « hello » joyeux interrompit ses pensées. Il regarda du côté de la rive et vit Sig en train de plonger. Il se laissa dériver jusqu’à un îlot et l’attendit. Le Suédois se coulait doucement dans l’eau comme un serpent. Sa nage était sûre et silencieuse, mais rapide.
Il aborda à son tour.
— Je me suis éveillé, j’ai vu que tu n’étais pas là, et j’ai pensé que tu étais allé voir ta rivière. Alors je suis venu.
Ils nagèrent un moment côte à côte, puis atterrirent et se rhabillèrent. Ils s’étendirent sur l’herbe de la rive ; longtemps ils demeurèrent plongés dans leurs pensées. Bernard continuait à revivre son enfance. Sig comparait cette rivière étrangère aux lacs de son pays.
Dans un clapotis de pagaie, avec un friselis d’eau retroussée par l’étrave, passa un canoë, dirigé par la robuste fille blonde qu’ils avaient vue tantôt faire des emplettes à l’épicerie du village. La lune jouait sur l’eau. Le canoë passa sur le reflet doré, s’y découpa en noir, puis s’éloigna. La jeune fille chantait, à mi-voix, la « claire fontaine ».
Tous deux se sentirent remués jusqu’au fond de leur être. C’était toute la grâce de la Terre qui passait là, toute l’éternelle jeunesse du monde. Et Bernard pensa à sa petite fiancée qui dormait dans un calme cimetière des Alpes. Il sentit sur son bras son poids si léger, quand il l’avait ramenée brisée de la montagne, après trois jours de recherches et d’angoisse. Serait-il parti si elle était encore là ?
Le canoë revenait. Résolument sa proue pointa vers eux. Avec un crissement sa quille glissa sur les graviers du fond. Légère, la fille sauta à terre, y amena l’avant de l’embarcation. Puis, se tournant vers les deux amis :
— Trop belle nuit pour dormir, n’est-ce pas ? Vous êtes les deux qui campez à mi-falaise ? Moi, je suis sur le roc de la Peine.
— Je sais, dit Bernard. C’est là que je campe d’habitude. Mais vous y étiez avant nous, et je respecte la solitude des tentes.
— Est-ce une façon de me dire que je suis de trop ? reprit-elle, mi-rieuse, mi-vexée.
— Nullement. J’expliquais seulement le choix de notre nid d’aigle, plaisanta Bernard. Au contraire, nous sommes heureux de vous voir. Il est des moments où la solitude est lourde, même à deux bons copains.
Elle s’assit à côté d’eux.
— Le beau pays. J’aime cette vallée ! J’y passe souvent mes vacances, et je vous y ai déjà vu, monsieur le géologue. Oui, je sais que vous êtes géologue. Je sais même que vous vous appelez Bernard Verilhac. Tous les gosses me l’ont dit. Savez-vous que votre copain et vous êtes leurs dieux ? Ce soir, j’en ai vu qui cassaient des cailloux à tour de bras, et d’autres qui s’exerçaient au disque… avec un couvercle de casserole !
Elle se tut un moment.
— Le beau pays, reprit-elle.
— Mon pays, dit Bernard. Puis, se tournant vers Sig, muet et perdu dans ses pensées. Et dire que nous allons le quitter, peut-être pour toujours !
— Vous partez ? Loin ? En Afrique ?
— Plus loin que cela.
— En Amérique ?
— Plus loin.
— En Australie ?
— Plus loin encore.
— Dans la Lune, alors, fit-elle en souriant.
— Bien plus loin que cela.
— Vous plaisantez ?
— Non répondit Sig. Nous ne plaisantons pas. Regardez nous. Nous sommes deux spécimens assez curieux d’humanité. Nous avons tout sur terre, tout ce qui fait une vie pleine. Des corps robustes et sains, des cerveaux lucides, et assez d’argent pour vivre, un travail qui nous intéresse. J’ai même une fiancée, moi. Et nous partons. Je ne devrais pas vous dire où, mais je vous le dirai quand même. À vous que je ne connais pas, pour que quelqu’un le sache et pense un peu à nous, en dehors d’un groupe très étroit de spécialistes ; je ne vous demanderai que la promesse de la garder pour vous.
— Promis !
— Nous partons pour Mars – par pudeur il prit un ton de grandiloquence affectée. Nous serons les premiers, si nous réussissons, à franchir les bornes de la Terre. Ainsi partaient mes ancêtres, sur leurs frêles drakkars, à la recherche du Vinland. Nous sommes les Vikings du ciel !
— Oh, dit-elle. Votre expédition est-elle au complet ? Je connais quelqu’un qui voudrait tant y participer. Il vous serait utile, il est médecin !
— Médecin, sauta Bernard. Nom d’un chien ! Ça fait un an que j’en cherche un. Où est-il ? Loin ? Il faut que je le vois pour décider s’il fera l’affaire. Qui est-ce ?
— Moi, dit-elle. Moi, Hélène Verrin, interne des hôpitaux.