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Il repoussa les deux jeunes filles qui s’avançaient vers lui et passa dans son bureau pour changer de linge. Comme il enfilait sa robe de chambre, on frappa à la porte et la voix de Philippe Savitch se fit entendre :

— Je t’attends depuis une heure. On peut entrer ?

— Entre ! Entre, mon cher.

Bourine pénétra dans la pièce en coup de vent.

— Enfin je te retrouve ! s’écria-t-il.

— Tu es malade ?

— Ce n’est pas le médecin que je viens voir, c’est l’ami.

— Alors, c’est que tu as des démêlés sentimentaux avec ta couturière ?

Bourine poussa un mugissement nasal et se laissa tomber de tout son poids sur le petit divan des consultations.

— Oui ? Non ? demanda Constantin Kirillovitch.

— Oui, dit Bourine. Mais, cette fois-ci, nous frisons le drame.

— Ta femme est intervenue ?

— Il s’agit bien de ma femme !… Tu sais que j’ai installé ma maîtresse, confortablement…

— Oui.

— Tu sais que j’ai payé ses dettes…

— C’était régulier.

— Mais tu ne sais peut-être pas qu’elle me trompe !

— Si.

— Ne me plains pas, cela m’est égal. Elle me trompe avec un officier de cavalerie, un garçon très bien, ma foi, mais un peu joueur. Or, avant-hier, le gredin a perdu sur parole une somme importante, importantissime…

— Et Lydie te demande de « tenir parole » pour le godelureau ?

— Voilà. J’accepte d’être trompé. Nous autres, mon cher, avec notre étoffe intellectuelle, nous savons le prix des passions humaines. Nous aimons une femme. Elle nous est nécessaire. Et le reste importe peu. Un grand seigneur ne doit pas prêter attention aux miettes qui tombent de sa table. Je ris des miettes, je ris des miettes…

— Excellent principe, dit Arapoff avec lassitude. Mais ce ne sont pas des miettes que tu laisses.

— Plus le convive est fastueux, plus les reliefs de son repas sont délectables, dit Bourine.

— Alors paie les dettes de ton officier et n’en parlons plus.

— Paie les dettes… Paie les dettes…, grommela Philippe Savitch en s’épongeant le front. Si je le pouvais !

— Tu n’as pas d’argent ?

Bourine se fâcha :

— Est-ce qu’on a de l’argent ? J’ai des terres. J’ai ma maison. J’ai des commandes en perspective. On ne peut pas tout avoir !

— Hypothèque la propriété.

— Elle est déjà hypothéquée.

— La maison.

Bourine se redressa, très digne :

— Je ne veux pas que le toit sous lequel habitent ma femme et mon fils soit hypothéqué pour les beaux yeux d’une étrangère.

— Alors, signe des lettres de change.

Les prêteurs sur gage me demandent 20 % à échéance de huit mois… Je ne veux pas me laisser plumer comme un poulet novice… Je suis un Bourine, moi… Je…

Il se mit debout, posa ses deux mains sur les épaules d’Arapoff et cria soudain :

— Prête-moi cinq mille roubles !

— Tu te fais une singulière idée du traitement d’un médecin municipal, dit Arapoff en se dégageant doucement. D’ailleurs, même si j’avais cinq mille roubles, je ne te les prêterais pas…

— Et pourquoi ? vociféra Bourine, la face nouée, le regard étincelant.

— Parce que tu es trop bête, dit Arapoff avec sérénité.

Il s’assit dans un fauteuil en cuir, croisa les jambes et alluma une cigarette, tandis que Bourine, les bras ballants, l’œil hébété, marmonnait entre ses dents :

— Ça par exemple ! Ça par exemple !

— Écoute-moi bien, reprit Arapoff. Moi aussi, j’ai des aventures. Mais elles sont légères, fuyantes. De petits soupers fins. De petites déclarations attendries. Le tout entouré de champagne, de roses, de parfums, de bonbons. Cela dure une semaine, un mois, deux mois. Et puis, cela s’évanouit joliment, comme une bulle de savon trop tendue.

— Tu ne sais pas aimer, tu n’aimes pas, dit Bourine.

— Si, j’aime. J’aime ma femme. Et je me distrais avec les autres femmes.

— Eh bien, moi, dit Bourine, je ne me distrais pas avec ma femme et j’aime les autres femmes. Voilà le désastre…

Arapoff partit d’un éclat de rire joyeux et secoua la cendre de sa cigarette sur le tapis.

— Philippe Savitch, il faut que tu plaques cette couturière effervescente.

— Jamais, rugit Bourine. Jamais. Je l’ai dans la peau. J’ai goûté auprès d’elle des minutes inexprimables…

— Auprès de toutes les femmes, on goûte des minutes inexprimables. Et celle-ci te mène droit à la ruine.

— Qu’en sais-tu ?

— Je n’ai qu’à te regarder vivre. Tu as beau plastronner, entretenir douze domestiques et gronder ton fils en français, tu es un homme fichu. Les commandes se ralentissent…

— Je n’ai jamais cherché les commandes.

— D’accord. Mais, à présent, en voudrais-tu, que tu n’en trouverais pas. Tu t’es mis à boire comme un trou. Cette petite grue a fait de toi une loque. Les gens te plaignent, t’évitent ou te méprisent.

— Je te défends ! hurla Bourine d’une voix égorgée.

Puis il arracha son faux col, le lança dans le coin de la chambre et se laissa tomber sur une chaise en pleurnichant :

— Tu as raison. Mais que faire, que faire ? Comprends-moi. Ma femme est fade comme un plat de restaurant, fade et triste, fade et instruite, fade et maternelle, fade et bourrée de toutes sortes de qualités essentielles, fade, fade, fade et fade…

Il répétait ce mot avec acharnement et balançait la tête :

— Je m’ennuie auprès de ma femme. Tu ne sais pas ce que c’est que l’ennui. On se sent devenir lisse et dur, comme un galet. Plus rien n’a de prise sur vous. Les événements vous recouvrent, vous roulent, se retirent. Et vous demeurez identique à vous-même. La vie d’une pierre. Et tout l’avenir, c’est l’avenir, c’est l’avenir d’une pierre. Donne-moi un verre d’eau, j’ai le cœur meurtri à cette seule pensée.

— Ne bois plus de vodka. Cela vaudra mieux.

— Et voilà que, sur cette pierre, il pousse une petite fleur…

Il eut un sourire d’ivrogne, la bouche tirée, les yeux humides, et souleva la main droite comme pour saisir une tige invisible :

— Une petite fleur, murmura-t-il avec un attendrissement comique. Une petite fleur d’eau…

— La couturière ?

— Oui. Et le caillou a senti que l’ornement de sa vie était cette petite fleur, que le triomphe, l’orgueil, la grâce de sa vie étaient cette petite fleur. Et voilà qu’on prétend lui ravir sa petite fleur. Et voilà que tu veux me priver de Lydie… Procure-moi ces cinq mille roubles, et je te dirai merci.

— Encore !

— Si tu ne m’aides pas, Lydie me quittera et fuira la ville.

— Avec qui ?

— Avec celui qui l’aura aidée.

— Et l’officier de cavalerie ?

— Il ne fera pas de difficulté, puisque son honneur sera sauf.

— Quel est l’imbécile qui verserait cinq mille roubles dans ces conditions ?

— Elle a dix, vingt, trente propositions. Il faut que je me dépêche si je veux la garder pour moi.

— Je ne ferai rien pour toi, dit Arapoff en le regardant profondément dans les yeux. Rien. Et je pousserai un soupir de soulagement lorsque ta couturière aura changé d’adresse.

Philippe Savitch se redressa et passa une main tremblante sur son visage.