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Ce geste le réconcilia avec lui-même. Il lui sembla tout à coup que mille questions insidieuses venaient d’être résolues d’un trait de plume.

Derrière la fenêtre, il entendit de nouveau le tintement des grelots emballés, le grondement des tonneaux vides. Les pompiers avaient éteint l’incendie et regagnaient leurs casernes.

TROISIEME PARTIE

1895

CHAPITRE PREMIER

Le contrôleur poussa la porte du compartiment et demanda :

— Vos billets, s’il vous plaît ?

Michel tendit son billet en maugréant :

— Vous l’avez déjà poinçonné.

— C’est possible, mais je vérifie.

— Combien de temps encore jusqu’à Ekaterinodar ?

L’employé tira sa montre :

— Deux heures quarante, si tout marche bien.

— Et sinon ?

— Sinon, à la grâce de Dieu, dit l’homme, et il referma la porte.

Il y avait deux ans que Michel n’avait pas revu Volodia. Olga Lvovna avait retiré son fils de l’Académie d’études commerciales pratiques, avant même la fin des cours. Depuis, il vivait auprès d’elle, à Ekaterinodar, et ne faisait rien. Comment Volodia pouvait-il accepter de ne rien faire ? Michel ne concevait pas le plaisir de l’oisiveté. Tout un côté de Volodia lui demeurait incompréhensible. Certes, les deux amis avaient correspondu avec persévérance, pendant cette longue séparation. Mais Volodia écrivait des lettres tellement lyriques et intelligentes que Michel ne les jugeait pas sincères, et, lorsque Michel voulait lui répondre, il suffisait qu’il s’installât devant son bureau pour ne plus trouver sous sa plume que des phrases banales, indignes du destinataire. Qu’aurait-il pu, d’ailleurs, raconter à Volodia sur son propre compte ?

La vie de Michel, depuis les derniers examens, avait été unie, familiale, laborieuse. Ses études finies, il était revenu à Armavir et son père l’avait associé d’emblée aux affaires des Comptoirs Danoff.

L’entreprise avait ouvert des succursales à Stavropol, à Simféropol et à Astrakhan. Michel voyageait d’un établissement à l’autre, contrôlait la gestion des directeurs locaux, ordonnait les échanges de marchandises entre les maisons filiales et dressait des statistiques de vente par qualités et par régions desservies. Ces statistiques lui avaient permis d’affirmer, à une réunion du comité directeur, que les tissus de fantaisie étaient d’un écoulement difficile à Armavir, qui préférait le madapolam et la cretonne à dessins asiatiques, mais se liquidaient aisément dans le rayon de Simféropol, qu’Astrakhan s’intéressait exclusivement aux coloris criards, propres à séduire la clientèle kalmouk, et que Stavropol suivait la mode de Moscou.

Michel était heureux de son activité et de la confiance que lui témoignait son père. Il suivait avec fièvre la montée d’un chiffre d’affaires, non par souci de lutte, mais par esprit de compétition. Il aimait l’effort, la réussite par l’effort. Souvent même, il renonçait à visiter les gardiens tcherkess de la propriété, pour surveiller l’inventaire des magasins et rédiger des rapports solides.

Il se rappelait parfois l’expression de son père « Cacher le Tcherkess », et il souriait de l’indignation qu’il avait éprouvée jadis à l’entendre. Lui aussi, à présent, « cachait le Tcherkess ». Et mieux qu’Alexandre Lvovitch, peut-être. En était-il moins attaché à son pays, à sa race ?

Il fallait à tout prix décider Volodia à revenir passer quelques jours au Caucase. Volodia racontait dans ses lettres qu’il souhaitait partir pour l’Italie, pour la France. Que ne choisissait-il plutôt Armavir ? Ils s’étaient si bien amusés à Armavir, pendant leurs premières vacances. D’ailleurs, ils avaient besoin l’un de l’autre. Et pas seulement sur le plan sentimental. Une grave question préoccupait Michel depuis quelques semaines. Autrefois, Alexandre Lvovitch avait résolu d’ouvrir une succursale des Comptoirs Danoff à Ekaterinodar. Philippe Savitch Bourine avait été chargé d’acheter le terrain et de tracer les plans de l’édifice. Mais son suicide avait interrompu net les premiers travaux. Et Alexandre Lvovitch, qui était superstitieux, avait renoncé au projet de la succursale « C’est un mauvais signe que cette mort, disait-il, il ne faut pas s’acharner sur une idée, lorsque Dieu t’indique aussi durement qu’elle ne lui est pas aimable. »

Il avait fallu toute l’insistance de Michel, pour que son père revînt sur sa décision. Michel avait prouvé, chiffres en main, que la région d’Ekaterinodar était particulièrement mal desservie, qu’elle rentrait dans la sphère d’action normale des Comptoirs Danoff, et que le terrain acheté suivant les indications de feu Philippe Savitch avait doublé de prix en quatre ans. Il importait d’exploiter cet avantage et de confier à Volodia Bourine, ancien élève de l’Académie d’études commerciales pratiques, la direction exclusive du futur établissement d’Ekaterinodar.

Alexandre Lvovitch avait délégué Michel pour examiner, sur les lieux, la possibilité de reprendre la construction de la succursale, et pour proposer à son ami le poste de directeur local. Il avait spécifié toutefois que Volodia Bourine n’entrerait en fonctions qu’après un stage de trois ans à la maison centrale d’Armavir. Michel avait aussitôt expédié un télégramme pour avertir Volodia de son arrivée, mais sans préciser le but de son voyage. En vérité, Michel redoutait un peu cette entrevue avec Volodia. Comment retrouverait-il son ami ? Ne serait-il pas déçu par ce jeune homme de vingt ans qu’il ne connaissait plus guère ?

Il regarda sa montre et son cœur battit plus vite. Le train longeait les vastes marécages de Kara-sou. À gauche, à droite, le remblai dominait une étendue de joncs verts et de flaques brunes, d’où montait le coassement flûté des crapauds. Une odeur de vase pourrie envahit le compartiment.