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— On approche ! dit quelqu’un dans le couloir.

Un contrôleur, vêtu d’une tunique bleue, avec un sifflet pendu sur la poitrine, traversa le wagon en se dandinant. La locomotive poussa un meuglement prolongé. Déjà, les premières maisons s’envolaient comme des pages livides. Michel se pencha par la fenêtre et reçut en plein visage une gifle de vent furieux. La gare de briques ouvrait sa grande verrière enfumée à l’avant du convoi. Un aiguillage secoua le train. Les wagons défilèrent le long du quai où des porteurs en tablier blanc attendraient, les poings sur les hanches. Derrière eux, se pressait la cohue des parents, des amis, qui agitaient les bras et criaient avec des voix mécaniques. Le train s’arrêta enfin, comme enlisé dans la foule. Un grand silence vint des machines mortes. Michel aperçut, tout près des porteurs, un jeune homme blond et maigre, aux oreilles écartées, aux lèvres gourmandes, qui secouait son chapeau et riait en plissant les yeux.

— Volodia ! hurla Michel.

Il se précipita dans le couloir, bouscula une grosse dame impotente, buta contre des valises et des porte-plaids, et se retrouva sur le quai, devant Volodia.

— Enfin ! Enfin ! te voilà, Michel ! Tu n’as pas trop changé. Un peu grossi, peut-être ; mais il faut ça pour imposer au personnel des bureaux. Et moi, comment me trouves-tu ?

— Magnifique !

— Tu as bon goût, mon petit. Porteur ! Porteur ! Empoigne les bagages de ce respectable gentleman et suis-nous au pas de course, si tu en es capable ! Bien entendu, tu loges à la maison. Maman est d’accord. Elle fait toutes mes volontés, à présent. Ça n’a pas été sans mal ! Quelle bagarre ! Sois tranquille, elle ne nous dérangera pas. Elle habite une chambre, et moi tout le reste. Nous serons libres, libres, libres comme des externes ! Ha ! Ha ! Tu te souviens des externes, Michel ? Comme nous avons envié leur sort ! Par ici ! Par ici ! Porteur ! Il est complètement abruti, le bougre ! Moi aussi, d’ailleurs !

Il s’essuya le front avec un mouchoir plié en quatre, qui était violemment parfumé, gonfla ses joues et poussa un soupir de joie.

Le porteur arrima les bagages dans la calèche de Volodia. Les deux amis s’installèrent sur la banquette arrière, qui était tendue d’un drap bleu tout neuf. Le cocher claqua de la langue. Et la voiture s’éloigna de la gare au petit trot.

— Le retour de l’enfant prodigue ! dit Volodia.

Michel regardait son compagnon et lui souriait avec une tendresse amusée. Non, Volodia n’avait pas changé. Il était bien le même, bavard, léger, railleur, séduisant. Il suppliait Michel de lui raconter sa vie au Caucase, et l’interrompait aussitôt pour lui vanter les charmes d’Ekaterinodar. Il l’interrogeait sur ses espérances sentimentales, et lui coupait la parole pour évoquer le souvenir d’une certaine actrice aux dessous luxueux.

— Tu ne m’as toujours pas expliqué quelles sont tes occupations à Ekaterinodar, dit Michel.

Volodia dressa un doigt devant son nez et proféra d’une voix sourde :

— Elles sont multiples, diverses et passionnantes.

— Ce n’est pas une réponse. Que fais-tu ?

— Rien.

— Comment ça ?

— Je dis « rien ». Je ne fais rien. Ou, plutôt, ce que je fais et rien, c’est à peu près la même chose. Tu sais que ma mère s’est révélée une femme d’action étonnante. Achetant, vendant, jouant même à la Bourse, elle a redoré en cinq ans le blason écaillé des Bourine. Et moi, mon Dieu, je l’ai regardée faire. Et je continue à la regarder faire. Et je la regarderai faire jusqu’à ce qu’elle s’arrête de travailler…

— Et alors ?

— Alors ?… Eh bien, nous serons assez riches pour que je persiste à ne rien faire, je pense.

— Et tu es heureux ?

— Follement.

Michel hocha la tête d’un air triste et réprobateur.

— Mais tes projets ? dit-il. Tu voulais écrire, devenir célèbre…

— Je le veux encore ! s’exclama Volodia. Mais je n’ai pas le temps.

— Tu as trop de temps.

— C’est la même chose. L’excès de loisirs détourne des grandes tâches. Et puis, ces invitations continuelles, ces soupers, ces bals, ces réceptions, ces spectacles… Mais ne crains rien, j’ai une belle idée en tête… Je la réserve pour des jours meilleurs, mais je ne l’oublie pas. Tu entendras parler de moi, Michel, avant peu. « Un nouveau Gogol nous est né. » Voilà ce qu’on dira de moi. « Un nouveau Gogol. » Comme pour Dostoïevski. Mais laisse-moi souffler un peu…

Michel estima que le moment était venu de confier à Volodia les raisons de sa visite.

— Tu ne me demandes pas pourquoi j’ai fait ce voyage ? dit-il.

— Mais pour me voir, j’espère.

— Bien sûr. Pour te voir, et pour te parler d’un projet aussi.

— Tu vas te marier ?

— Non.

— Tu veux fonder une école de danse ?

— Sois sérieux, Volodia. Mon père a décidé d’ouvrir une succursale à Ekaterinodar et j’ai pensé qu’il te serait agréable d’en assumer la direction.

— Hein ?

Volodia arrondit des prunelles stupides.

— Tu n’as rien à faire de la journée, reprit Michel, et comme tu as suivi les cours de l’Académie d’études commerciales pratiques…

Il fut interrompu par un éclat de rire. Volodia riait, le menton renversé, la bouche ouverte. Ses oreilles écartées se gonflaient de sang.

— Ça par exemple ! ça par exemple ! Tu es bien gentil, Michel, mais je n’accepte pas…

— Et pourquoi donc ?

— Mais parce que ça m’embête. Tu me vois dans un bureau, avec des bouliers, des registres, des cartons verts et des manches en lustrine ?…

Michel, déçu par les plaisanteries de Volodia, rougit et murmura du bout des lèvres :

— Tu préfères vivre des mensualités que te verse ta mère ?

— Eh ! bien sûr, dit Volodia avec simplicité. Au reste, il vaut mieux pour toi que je n’entre pas dans votre affaire. Je suis si étourdi ! Certainement, je vendrais du tulle pour du velours et du satin pour du calicot. Tu mesures la catastrophe ? Je suis un poète, mon cher.

— Et un fainéant.

— Et un fainéant, je te l’accorde. Il y a des hommes qui sont nés pour être le luxe coupable de leur époque. Je suis de ceux-là.

— Soit, dit Michel. Je regrette ton refus, comme tu le regretteras toi-même, peut-être. Je trouverai quelqu’un d’autre pour ce poste et la succursale n’en marchera que mieux.

Volodia renifla nerveusement et prit la main de Michel dans les siennes :

— Tu ne m’en veux pas, au moins ?

— Mais non.

Ils demeurèrent silencieux, un moment. Michel était gêné par les paroles de son camarade et se demandait s’il ne fallait pas les considérer comme une injure personnelle. Susceptible à l’extrême, il ne pouvait supporter l’idée d’une moquerie, si légère fût-elle. Il éprouvait souvent de ces fortes colères immobiles, dont ses proches s’apercevaient à peine, et dont lui-même souffrait pendant des journées entières sans parvenir à les exprimer. Le nom des Danoff, l’honneur de sa famille, les mérites particuliers de sa profession, constituaient un groupe de sujets sacrés, qu’il était dangereux d’aborder en sa présence. Toutefois, une grâce plénière s’attachait aux propos subversifs de Volodia. Ce garçon-là pouvait tout se permettre. Devant lui, Michel avait honte de son intransigeance comme d’un défaut de culture.