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Volodia, inquiet du mutisme de son ami, lui demanda timidement :

— Qu’as-tu, Michel, tu ne me parles plus ?

— Je regarde la ville, dit Michel. C’est beau chez vous, c’est aéré, c’est neuf, c’est propre. Une vraie cité européenne.

Des maisons jaunes et roses, à perrons courbes et à colonnettes de plâtre, défilaient une à une derrière les grilles feuillues des jardins. La calèche dépassa la place de l’église Sainte-Catherine et tourna dans la rue Boursakovskaïa, pour éviter le trafic de la rue Rouge. Tout à coup, Michel se pencha vers Volodia et murmura en clignant de l’œil :

— Oh ! la belle fille.

Une jeune fille mince et blonde suivait le trottoir à petits pas précieux. Elle portait un chapeau blanc à plumes vaporeuses, une veste d’un lilas tendre, pincée à la taille, et une large jupe du même ton qui se balançait mollement au gré de sa démarche.

Lorsque la calèche fut à la hauteur de l’inconnue, Volodia retira son canotier et se souleva maladroitement de son siège. L’inconnue inclina la tête et sourit.

— Qui est-ce ? demanda Michel.

— Je t’expliquerai plus tard, dit Volodia en se rasseyant.

— Une nouvelle conquête ?

— Peut-être.

— Cachottier, s’écria Michel. Mais tu ne t’en tireras pas à si bon compte. Je t’embêterai jusqu’à ce que tu me livres son nom.

— Elle t’intéresse donc autant que ça, cette jeune fille ?

— Eh oui !

— Ça me fait plaisir, dit Volodia.

Et il croisa nonchalamment ses longues jambes habillées d’un tissu gris perle.

En pénétrant dans la demeure des Bourine, Michel retrouva cette impression d’ennui glacé, d’hostilité luxueuse, qu’il avait éprouvée sept ans plus tôt, lors de sa première visite à la famille de Volodia.

Olga Lvovna ne quittait sa chambre qu’aux heures des repas et passait le plus clair de son temps devant un bonheur-du-jour encombré de factures. La banqueroute, qu’elle avait évitée de justesse, lui laissait au cœur une inquiétude avare. Par crainte d’un nouveau revers de fortune, elle restreignait ses propres dépenses, épluchait méchamment les comptes de ses domestiques, réduisait les menus, chicanait son portier sur l’éclairage et invoquait à tout propos la fragilité des jouissances terrestres. Les deux tiers de son personnel ayant été congédiés par mesure d’économie, et les quelques serviteurs maintenus à leur poste étant incapables d’assurer l’entretien de toute la maison, elle avait fait condamner les pièces d’apparat, revêtir les meubles de housses, enfermer les lustres dans des capuchons de tulle et recouvrir les tapis avec du papier journal. Le soir, alors que la valetaille était déjà couchée, Olga Lvovna descendait, une bougie à la main, pour vérifier le cadenassage de la porte d’entrée et dénombrer l’argenterie et les cristaux de ses buffets. Un seul être échappait à cette rage de contrôle et de ladrerie : Volodia. Elle avait prétendu, d’abord, le soumettre comme les autres à son autorité. Mais, très vite, elle avait compris que l’obéissance de Volodia lui eût été désagréable. Elle ne s’expliquait pas très bien la nature du sentiment qui l’incitait à émanciper Volodia. Elle s’étonnait de sa propre indulgence. Tout ce qu’elle se refusait à elle-même, elle l’accordait à son fils, sans récriminations. Les mensualités du jeune homme étaient calculées largement, ses notes de tailleur et de jeu payées avec exactitude.

— Il faut qu’un garçon fasse la noce ! disait-elle.

Sans doute pensait-elle à son mari et gardait-elle encore, au fond de sa conscience, une sorte d’admiration honteuse pour la vie de cet homme qui lui avait fait tant de mal.

Olga Lvovna ne recevait personne, par crainte des frais inutiles et par horreur instinctive des étrangers.

Cette fois encore, elle avait rechigné à l’idée d’accueillir Michel sous son toit. Mais Volodia avait insisté, tempêté, boudé, pendant une journée entière. Et Olga Lvovna, de guerre lasse, avait fini par lui donner raison. Au reste, elle n’était pas mécontente d’avoir capitulé devant son fils. Elle goûtait une joie amère à se sentir contrecarrée par lui sur quelque terrain que ce fût. Cependant, pour marquer sa désapprobation de principe, elle avait résolu de ne pas se montrer à Michel avant huit heures du soir.

À huit heures du soir, elle quitta sa chambre et se dirigea vers la salle de billard, où Michel et Volodia jouaient à cinq billes. Comme Michel venait de rater un carambolage, la porte s’ouvrit dans un grincement lugubre, et il vit une petite femme sèche, noire, aux yeux tristes, qui s’avançait rapidement vers lui.

— Le voilà donc, ce fameux Michel, dont on me parle tant et qu’on ne rencontre jamais, dit-elle.

Michel baisa une patte nerveuse et dure de volaille.

— Il a changé, il a changé, mais je le reconnais, dit encore Olga Lvovna. Les yeux, le nez. Et comment avez-vous trouvé mon fils ? C’est un gaillard, n’est-ce pas ? Un gaillard et un chenapan !

Visiblement, elle était très fière de Volodia, et quêtait les louanges.

Comme Michel se taisait, elle poursuivit avec enjouement :

— C’est un problème pour une mère d’élever un fils de cette trempe. La jeunesse est un gouffre. Elle a besoin de nourritures fines, de champagne, de vêtements chics et d’argent. Le tout est dévoré en un clin d’œil. Ce costume que vous lui voyez, dans quinze jours il n’en voudra plus ! Et pourtant il vous paraît neuf et taillé à la dernière mode, sans doute ? Combien l’as-tu payé, Volodia ?

— Laisse donc, maman, dit Volodia d’un ton agacé. Ces histoires n’intéressent pas Michel.

— Tu juges les autres d’après toi-même, mon fils. Mais je suis sûre, moi, que Michel est un garçon raisonnable et qui connaît le prix des choses. Je retrouverai la facture du costume. Tout est si cher ! Et pourtant rien n’est assez cher pour Volodia ! L’argent file, file…

Elle donna une tape sur la nuque de son fils, le menaça du doigt, grommela : « Brigand ! » et pria les jeunes gens de passer à table.

Le repas fut morne et fade.

Un laquais bourru déambulait derrière les chaises. Les vins étaient trop vieux. Olga Lvovna, qui ne mangeait guère, bavardait à perdre haleine sans s’inquiéter du mutisme des convives. Michel devinait que Volodia jugeait sa mère en silence et avait honte d’elle. Peut-être était-il même fâché d’avoir invité son ami ? À plusieurs reprises, Michel feignit de s’intéresser aux doléances ménagères d’Olga Lvovna. Il tenta aussi de raconter sa vie à Armavir et de rire aux plaisanteries de la maîtresse de maison. Mais ses paroles et son rire lui parurent faux et serviles. Il sentait le regard de Volodia sur son visage et sur ses mains. Volodia comprenait la comédie charitable de Michel. Il en souffrait, peut-être. À moins qu’il ne lui en sût gré, humblement. Cette seule pensée était intolérable.

Après le repas, Olga Lvovna recommanda au laquais d’éteindre les lumières inutiles et de cadenasser les portes pour la nuit :

— Je passerai derrière vous pour vérifier. Vous servirez les liqueurs de ces messieurs sur le plateau d’argent.

Ayant dit, elle prit congé de Michel et remonta dans sa chambre.

— Eh bien, dit Volodia en rentrant dans la salle de billard, que penses-tu de ce petit dîner de famille ?

Michel rougit et ne répondit pas.

— La mort de mon père l’a beaucoup affectée, dit Volodia à voix basse. Elle n’était pas comme ça, autrefois. Maintenant, elle ne veut plus voir personne. Elle devient un peu étrange, un peu sauvage…