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Il alluma une cigarette à longue cartouche de carton et ajouta vivement :

— D’ailleurs, je prends rarement mes repas à domicile. Le Cercle, les invitations…

Le maître d’hôtel apporta quelques bouteilles de liqueur et des verres. Il était mal rasé. Le col de son veston paraissait élimé, verdâtre.

Michel éleva son verre, le regarda par transparence et demanda tout à coup :

— Le moment n’est-il pas venu de me révéler le nom de cette jeune fille que nous avons croisée en calèche ?

Volodia éclata d’un rire sonore et claqua ses mains l’une contre l’autre.

— Elle t’a fait une impression durable, à ce que je vois !

— Elle est très belle.

— Oui, dit Volodia. Et tu la connais.

— Moi ?

— Toi ! C’est Tania ; la petite Tania Arapoff dont tu étais amoureux à douze ans et que tu as failli éborgner avec un cordon de store !

— Ce n’est pas possible ! dit Michel. Elle est devenue si blonde, si mince, si…

— Ne va pas plus loin. Tu n’as jamais su parler des femmes.

— Pourquoi n’as-tu pas arrêté la calèche pour que je refasse connaissance avec mon ancienne victime ?

Ayant vidé son verre d’une lampée, Volodia fit une grimace conventionnelle de vieux buveur et alluma une nouvelle cigarette.

— Réponds-moi, faux frère ! s’écria Michel.

— C’est très compliqué, dit Volodia. Je ne voulais pas te présenter à elle avant quelques jours, parce que…

— Parce que quoi ?

— Parce que je préférais être sûr de… de…

— De quoi ?

Volodia redressa la tête, renifla, cligna de l’œil et dit brusquement :

— J’ai décidé de l’épouser !

— Pardon ?

— J’ai dit « J’ai décidé de l’épouser. » Je la courtise vaguement depuis quelques années. Et, maintenant, j’ai décidé de l’épouser. Tu as beau arrondir des yeux de poisson, si ça me plaît, je l’épouserai…

Il haussait le ton, furieux contre son propre embarras.

— Tu pourras me dire ce que tu voudras, je m’en fous ! grogna-t-il enfin.

— Même si je te dis que tu as raison de l’épouser ? demanda Michel.

Volodia regarda son ami avec méfiance et murmura sur un ton radouci :

— Tu parles sérieusement ?

— Oui.

— Je te remercie, Michel. Vois-tu, j’hésite encore un peu. Je voulais avoir ton avis.

— Je me demande pourquoi !

— Parce que tu es sérieux, posé… J’ai confiance en toi. Donc, tu me conseilles de…

— Puisque tu l’aimes !

— Oui, je crois que je l’aime.

— Et elle ?

— Elle m’adore, dit Volodia avec conviction.

— La pauvre ! dit Michel.

— Tu la plains ?

— Oui, parce que tu la tromperas, tu la rendras malheureuse…

— Ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr, dit Volodia d’un air léger. Je suis très capable de m’attacher, de… de fonder une famille…

Il pouffa de rire :

— Fonder une famille ! Tu te rends compte ? Demain, je lui ferai ma demande. Elle ne se doute de rien…

Il écrasa sa cigarette dans son verre et poursuivit gravement :

— Elle ne peut pas me refuser. Je suis un parti inespéré pour cette petite. Imagine un peu la fille d’un médecin municipal, et, tout à coup, le fils Bourine vient demander sa main. C’est un conte de fées !

Michel eut l’impression désagréable d’entendre parler Olga Lvovna par la bouche de Volodia.

— Ta mère est-elle au courant de ton projet ? demanda-t-il.

— Pas encore. Mais je sais qu’elle y est opposée.

— Alors ?

— Elle finira par céder. D’abord je suis presque majeur. Et puis, elle n’ose pas me dire non. Je suis son caprice, son luxe… Tu comprends ? Oh ! je prévois qu’il y aura des scènes, des larmes, des malédictions. C’est une habitude à prendre.

Lorsqu’ils quittèrent la salle de billard pour monter dans leurs chambres, les couloirs étaient déjà plongés dans l’obscurité. Dans l’escalier, ils croisèrent Olga Lvovna, en peignoir de dentelle noire, un bonnet à rubans violets sur le crâne et une bougie à la main.

— Vous avez bavardé bien longtemps, dit-elle. Moi, je vais vérifier les verrous et faire un tour aux cuisines et au cellier. Ces domestiques sont tous des voleurs, des voleurs…

Une petite toux sèche lui secoua la poitrine. Elle hocha la tête et poursuivit son chemin. Volodia regarda un instant la lueur de la bougie qui tournait dans le corridor. Puis il poussa un soupir et chuchota :

— Si je me marie, j’habiterai ailleurs.

CHAPITRE II

— Volodia ! Volodia ! Ne partez pas ! dit Tania.

Mais la porte claqua lourdement et elle entendit les pas du jeune homme qui s’éloignait sur le gravier de l’allée.

Tania demeura un instant dans l’antichambre, le cœur malade, les yeux brûlés de larmes. Puis, elle se rua dans le salon et ouvrit brutalement la fenêtre. Elle vit la haute silhouette de Volodia traverser le jardin, s’approcher de la grille. Il se tenait très droit, les épaules raides, le col dégagé.

Au moment de gagner la rue, il tourna la tête, et elle aperçut, l’espace d’un éclair, son visage étroit et pâle, aux oreilles écartées. Il y avait sur cette figure une expression de colère honteuse qui bouleversa la jeune fille. Elle gémit :

— Oh ! Oh !

Puis, elle cacha son front dans ses mains chaudes et se contraignit à penser. Mais il était trop tard pour penser. Il était trop tard aussi pour agir. C’était fini. Tania fit quelques pas en titubant et se laissa tomber en boule dans la bergère bouton d’or. Ses lèvres étaient gonflées et salées de larmes. Sa gorge lui faisait mal. Elle ne comprenait pas encore le sens exact de son aventure. Elle aimait Volodia depuis des années. Depuis des années, elle rêvait du jour où il lui demanderait sa main. Mais voici que Volodia était venu en effet, grave et joyeux, pour lui proposer d’être sa femme. Elle l’avait écouté, la tête basse. Longtemps. Et, lorsqu’il s’était tu, elle avait eu peur de lui. Peur, comme jamais elle n’avait eu peur de personne. Peur, comme on n’a peur qu’en songe ou dans une chambre noire. Elle lui avait dit : non. Pourquoi avait-elle éconduit ce garçon amoureux ? Pourquoi avait-elle renoncé au bonheur qu’elle appelait quotidiennement dans ses prières ? Elle évoquait furieusement le souvenir de leurs dernières rencontres, de leurs baisers furtifs, des billets glissés sous la table, tandis que Zénaïde Vassilievna servait le thé et feignait d’ignorer leur manège.

Les parents de Tania étaient favorables à l’idée de ce mariage. Pour eux, comme pour tous les parents d’Ekaterinodar, Volodia était le meilleur parti de la ville. Jeune, riche, intelligent et beau, il offrait toutes les qualités propres à calmer les exigences d’une belle-famille éventuelle. On lui pardonnait même l’avarice de sa mère, sachant que cette fortune épargnée lui reviendrait intégralement à la mort d’Olga Lvovna. Il était le gendre d’élection de toutes les belles-mères, le héros secret de toutes les vierges disponibles de la cité. Et ce jeune homme, doué de tant de vertus, aimait Tania et était aimé d’elle. Alors ? Quoi ? Que s’était-il passé ?

Peut-être était-ce la perfection même de Volodia qui l’avait effrayée ? Lorsqu’elle l’avait vu paraître, une heure plus tôt, dans la pièce, elle avait éprouvé une impression d’étouffement et d’humilité. Il s’était assis devant elle, et il lui avait dit :