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— Tania, je suis venu pour vous parler d’un projet qui m’enchante et qui, je pense, ne vous déplaira pas…

Et, tout à coup, elle avait compris qu’elle ne l’aimait plus. Non, ce n’était pas à ce moment-là qu’elle avait décidé de rompre. C’était plus tard, lorsqu’il s’était levé, en tirant un peu ses manchettes, et qu’il avait murmuré gaiement :

— Tania, j’ai l’honneur de vous demander votre main…

Il n’avait pas achevé sa phrase, et Tania savait déjà que cette union était impossible. Elle le savait contre toute raison. Était-ce l’intonation railleuse de Volodia, ou la vue de son pantalon au pli impeccable, qui l’avait avertie du danger ? Elle eût été bien en peine de le dire. Vingt détails subtils l’avaient écartée de Volodia. Il continuait de parler d’une voix agréable, et la distance augmentait entre eux. Tania s’efforçait d’imaginer l’existence en commun auprès de Volodia. Ce qu’il disait était beau. Ce qu’il faisait était bien. Tout en lui était trop beau et trop bien pour elle. Il n’y avait pas d’équilibre. En se mariant avec elle, Volodia donnait plus qu’il ne recevait, perdait au change. « Avec lui, on a toujours l’impression d’être l’obligée ! » Elle eût souhaité le plaindre. Mais il n’était pas à plaindre. Il ne serait jamais à plaindre. On ne pouvait que l’admirer. Et elle se refusait à aimer dans l’admiration. Elle ne voulait pas se perdre dans le rayonnement d’un mari avantageux, mais apporter un peu de lumière à un être triste et disgracié qui ne vivrait que pour sa présence. Elle avait peur de prendre la succession d’Olga Lvovna dans la lignée des épouses ternes et malheureuses des Bourine. Sûrement, c’était la pensée d’Olga Lvovna qui l’avait effarouchée à ce point. Mais pourquoi n’y avait-elle pas songé plus tôt ? Pourquoi avait-elle attendu la demande officielle de Volodia pour repousser ses avances ? Et pourquoi était-elle si triste, puisqu’elle ne l’aimait pas ?

Les idées viraient dans sa tête, et le salon participait à ce tournoiement moléculaire, avec ses petites tables d’acajou, le portrait du grand-oncle, ami de Joukovski, et les silhouettes noires dans leurs cadres ovales. Elle tentait en vain d’arrêter cette sarabande et de se justifier. Il lui semblait brusquement que Volodia n’était pas venu, et que tout cela était un cauchemar, et que la vie allait reprendre, douce et simple, comme par le passé. Elle fut soulagée, le temps d’une seconde. Puis un souvenir exact accéléra le désordre de son esprit :

— Je lui ai dit : “ Non, Volodia, je vous aime bien, mais je ne serai pas votre femme. ”

Elle répétait cette phrase, avec l’intonation même qu’elle lui avait donnée, quelques instants plus tôt. Volodia était devenu très pâle. Ses lèvres avaient tremblé. Et elle l’avait entendu répondre d’une voix rauque :

— Ah ! dans ce cas… Mais avouez que j’aurais pu supposer…

Comme elle l’avait fait souffrir ! Comme elle souffrait de l’avoir fait souffrir !

Elle se tordit les mains.

— Volodia ! Je t’aime, je t’aime. Reviens, dit-elle sans conviction.

Le tissu rugueux d’un coussin lui grattait la joue. Son nez était humide. Elle n’était plus une jeune fille de dix-huit ans qui repoussait une demande en mariage, mais une enfant fautive et malchanceuse, la petite Tania, blottie dans la bergère bouton d’or du salon. Que de fois elle s’était réfugiée à cette même place, dans cette même pose, pour savourer un chagrin futile et attendre les réprimandes de maman ! Elle n’avait pas changé. Et l’odeur un peu moisie de l’étoffe n’avait pas changé, ni les clous de cuivre de la bergère dont elle savait exactement le nombre. Elle se sentait si faible, si minuscule, si fanée. Son nom même, Tania, lui paraissait mièvre et ridicule à souhait. Est-ce qu’on pouvait vivre avec ce nom gracile au-dessus de la tête ? Pourquoi fallait-il toujours réfléchir, prévoir, choisir, refuser ? Elle n’était pas faite pour ces luttes mesquines. Elle était trop petite, trop douce… D’un doigt paresseux, elle suivit les broderies épaisses du coussin. Sur un fond de velours jaune, sa mère avait brodé trois oiseaux verts, perchés sur trois sapins rouges. Ce coussin était un ami de Tania. Au même titre que les silhouettes de papier noir et la marche branlante du perron. Elle poussa un soupir profond et éprouva l’envie de retrouver ses poupées, reléguées au grenier depuis l’année dernière. L’une d’elles, surtout, était séduisante : une Parisienne aux cheveux blonds et au nez rongé de crasse. Son nom était Léocadie. Pourquoi n’avait-elle plus le droit de jouer avec Léocadie ? Depuis qu’elle avait répudié Léocadie, elle était malheureuse.

— Si Volodia savait que, l’année dernière, je m’endormais encore avec ma poupée ! murmura-t-elle.

Et, aussitôt, elle se dit que Volodia ne le saurait jamais, parce que Volodia ne viendrait plus chez eux et qu’elle ne le verrait plus, peut-être jusqu’à la mort. À cette idée, un frisson la parcourut et elle crut défaillir car son cœur s’arrêtait de battre. La vie sans Volodia ? Mais c’était impossible ! Comment accepter que du jour au lendemain, cet être charmant devînt un ennemi ? Que lui resterait-il, si elle n’avait plus son regard, son rire, le son de son pas vigoureux dans l’allée ? Un vide immense l’entourait. Elle était seule et elle avait peur. Elle dit avec désespoir :

— Et c’est moi ! C’est moi qui l’ai chassé ! Mais je suis folle !

Elle se frappait la tête à deux poings pour se punir. Des sanglots crevaient dans sa gorge. Une porte claqua au premier étage. Zénaïde Vassilievna sortait de la lingerie.

— Maman ! hurla Tania.

Déjà elle était debout, courait vers la porte, gravissait l’escalier en reniflant ses larmes.

Zénaïde Vassilievna venait à peine de regagner sa chambre, lorsque surgit devant ses yeux une Tania inconnue, aux cheveux défaits, au visage marbré de taches roses. D’un seul élan, Tania se rua sur sa mère et s’effondra contre son épaule en criant :

— Maman, maman, il est parti…

— Qui « il », ma chérie ?

— Volodia… Il était venu me demander ma main, et il est parti…

— Il aurait pu s’adresser à moi…

— Il le voulait… Mais il ne l’a pas fait, et il est parti… Tout ça parce que, parce que…

— Parce que quoi ?

— Parce que j’ai refusé ! bafouilla Tania entre deux hoquets.

Zénaïde Vassilievna s’assit au bord du lit, attira sa fille et lui tamponna les paupières avec son mouchoir qui sentait la violette.

— Là, là, disait-elle. Il ne faut pas pleurer. Ce n’est pas un drame.

Puis elle prit une carafe d’eau sur sa table de nuit, en versa deux doigts dans un verre très haut à filet d’or et tendit le verre à Tania.

— Bois, mon enfant. Nous parlerons lorsque tu seras calmée, dit-elle en lui caressant les cheveux.

Le verre tremblait entre les mains de Tania, cognait ses dents à petites secousses. Elle perdait le souffle. Sa mère l’obligea facilement à s’allonger sur le lit, le buste soutenu par des oreillers, les pieds recouverts d’un plaid.

— Tu es si gentille, ma-a-man, bégayait Tania. Jamais je n’oublierai comme tu es gentille. Et moi, je suis si méchante ! Je ne sais que faire de la pei-eine ! Oh ! Oh !

Zénaïde Vassilievna attendit patiemment la fin de la crise et posa une paume fraîche sur le front brûlant de Tania.