— À présent, dit-elle, raconte-moi ce qui s’est passé entre vous. Volodia te faisait la cour depuis des années. Tu paraissais l’aimer et, sans doute, t’aimait-il aussi. Ton père et moi, nous devinions bien que votre petite intrigue se terminerait par une demande en mariage. Mais j’avoue que je ne prévoyais pas un refus de ta part. Pourquoi as-tu refusé ?
— Je ne sais pas, soupira Tania.
— Tu ne l’aimes plus, peut-être ? Tu ne le trouves plus à ton goût ?
— Oh ! si, maman !
— Eh bien ?
— C’est plutôt parce que je le trouve trop à mon goût. Quand il est venu et qu’il m’a demandé d’être sa femme, j’ai senti tout à coup que ce n’était pas possible, que je n’avais pas le droit d’accepter, que je ne serais pas heureuse d’être si heureuse…
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— Maman, maman chérie, il faut me comprendre. Si on te proposait de devenir une impératrice, la femme la plus riche du monde, tu commencerais par être ravie, et puis tu aurais peur ; tu te dirais : « C’est trop beau pour moi. Je ne suis pas faite pour ce rôle. » Eh bien ! moi, c’est la même chose « C’est trop beau pour moi… Je ne suis pas faite pour ce rôle… »
Zénaïde Vassilievna éleva ses deux mains à hauteur de ses tempes et déclara :
— Ma fille est folle ! De mon temps, quand un jeune homme, dont on était éprise, vous demandait votre main, c’était une joie. À présent, il paraît que c’est une catastrophe !
Tania trépignait sous le plaid et tirait sa mère par la manche :
— Tu es bête, maman, tu ne comprends rien. C’est pourtant simple. J’admire trop Volodia pour l’épouser.
Zénaïde Vassilievna prit ses lunettes dans un étui, les ajusta méticuleusement et observa sa fille avec inquiétude :
— Tania, Tania, tu es une enfant nerveuse. Il faudra consulter ton père. Il te prescrira des gouttes. Moi, je ne suis pas un docteur, mais je ne vois pas pourquoi tu te désoles, puisqu’en refusant d’épouser Volodia tu n’as fait qu’agir suivant ta propre volonté.
— Mais c’est que je l’aime ! s’écria Tania.
— Allons bon ! Ma pauvre tête ! Enfin, c’est fait, c’est fait. Ne te chagrine plus. Volodia est assez joli garçon pour se consoler rapidement de son échec. Et toi, tu finiras bien par trouver un homme que tu aimeras assez peu pour l’épouser, suivant ta théorie…
Tania regarda le visage blanc et bouffi de sa mère. Les cheveux de Zénaïde Vassilievna étaient tirés en bandeaux sur ses tempes. Ses yeux myopes étaient déformés par les verres bombés des lunettes. Sur sa blouse marron, à plis fins, pendait un médaillon d’or, incrusté de pierres sibériennes. Zénaïde Vassilievna paraissait triste et fâchée.
— Tu es mécontente de moi, maman ? demanda Tania. Papa et toi, vous aviez beaucoup d’affection pour Volodia, n’est-ce pas ?
Elle reprit sa respiration et fronça les sourcils d’un air décidé :
— En somme, Volodia était le meilleur parti de la ville. Et moi, j’ai refusé de l’épouser.
— Il n’est pas question de cela, dit Zénaïde Vassilievna, agacée.
— Si, si, geignit Tania. J’ai refusé, et je reste à votre charge. Et papa gagne si difficilement notre vie…
Ses larmes coulaient sur ses joues. Elle hoqueta.
— Maman, pardonne-moi… Sinon, je m’enfuirai pour que vous ne dépensiez pas d’argent pour moi…
Zénaïde Vassilievna se signa rapidement et enlaça les épaules de sa fille d’un bras robuste :
— Vas-tu te taire, petite sotte ! Le Bon Dieu te punirait pour des sornettes pareilles ! Tu te marieras quand tu voudras, et avec qui tu voudras…
— Oui, oui, reniflait Tania.
— Après tout, tu as peut-être bien fait d’évincer Volodia. L’avenir te donnera raison.
— Est-ce que tu crois que ça fera un scandale dans la ville, quand les gens sauront ?
— Les gens se moquent bien de vos petites histoires !
— — Et papa ? Il sera très furieux ?
— Non. Je me charge de lui expliquer la chose…
Zénaïde Vassilievna tapota la joue de sa fille, et Tania ferma les paupières avec délices. Les larmes l’avaient épuisée, et elle se sentait ivre et vacante, comme à l’issue d’une longue maladie. Elle goûtait gravement le plaisir de rester là, pelotonnée contre sa mère, respirant son parfum d’eau de Cologne et de violette, écoutant le tintement discret de la montre. Elle rouvrit les yeux, étonnée de cette béatitude qui dénouait ses membres, allégeait son esprit. Une veilleuse brûlait au bord de la vieille icône noire et dorée, qui était fixée dans un coin reculé de la pièce. C’était avec cette icône que les parents de Constantin Kirillovitch avaient béni Zénaïde Vassilievna, le jour lointain des fiançailles de leur fils avec la petite institutrice, fraîche émoulue de l’Institut Smolny. Tania songea que sa mère avait été aussi une jeune fille tourmentée par l’amour, une jeune fille qu’on avait demandée en mariage, qui avait passé des nuits blanches avant de se décider, et qui avait tremblé à l’idée d’affronter sa belle-famille.
Cela paraissait tellement comique et attendrissant, que Tania jeta les bras au cou de sa mère et la couvrit de baisers affamés.
— Laisse-moi, laisse-moi, tu m’étouffes, criait Zénaïde Vassilievna en riant.
— Non, non, tant pis pour toi, tu es trop gentille, répétait Tania. Pourquoi es-tu si gentille ?
— Parce que j’ai beaucoup vécu, Tania.
— Et, avant d’avoir beaucoup vécu, est-ce que tu étais comme moi ? Raconte-moi l’histoire de ta jeunesse… de ton mariage avec papa…
Cette histoire, Tania la connaissait par cœur, mais ne se lassait pas de l’entendre, et elle gourmandait sa mère lorsque Zénaïde Vassilievna oubliait un détail ou abrégeait une description.
— J’étais toute petite encore, commença Zénaïde Vassilievna, lorsque mes parents, les von Smitten, qui étaient originaires de Hambourg, vinrent se fixer à Saint-Pétersbourg. Dès notre arrivée, ils me conduisirent à l’Institut Smolny. La règle de l’Institut, protégé par l’empereur, était aussi sévère que celle d’un couvent. Nous ne pouvions voir nos parents qu’aux jours de réception, et à travers un grillage épais. Nous ne pouvions sortir sous aucun prétexte…
Zénaïde Vassilievna parlait avec une voix enrouée. Ce qu’elle racontait était à peine croyable. Et, pourtant, elle n’inventait rien. Elle avait connu tout cela, elle avait aimé, souffert, espéré dans ces décors et ces musiques d’un autre âge. Et il ne restait aujourd’hui de ce passé exaltant qu’un souvenir un peu ridicule, un peu fané, dont elle disait elle-même avec un bon sourire : « Cela t’intéresse dont tant que cela, ma petite fille ? » Tania avait envie de pleurer d’affection, de pitié, de gratitude. Était-il possible qu’un jour viendrait où, assise elle-même au chevet de quelque gamine effrontée, elle lui relaterait ses propres aventures et murmurerait de temps en temps « Cela t’intéresse dont tant que cela, ma petite fille ? »
— Parle, parle encore, maman, dit Tania.
Et elle ajouta sauvagement :
— Plus jamais je ne te ferai de la peine !
Le jour baissait et les objets reculaient dans le temps, se prêtaient aux mains des fantômes.
— Tu vois cette icône, dit Zénaïde Vassilievna. Les parents de ton père m’ont bénie avec elle. Et, un jour, c’est avec elle que nous te bénirons…
Elle se tut. Un lampadaire à pétrole s’alluma en face de la maison. On entendit claquer la porte d’entrée. La voix forte d’Arapoff criait dans le corridor :