À quatre heures cinq, une nourrice énorme, à la tête enrubannée, s’engagea dans le chemin de sable. Elle poussait une voiture d’enfant à tendelet d’étoffe rouge. Michel redoutait qu’elle s’installât sur le banc, mais elle le dépassa en fredonnant une chanson d’amour. Il exhala un soupir de soulagement, et, de nouveau, consulta sa montre : quatre heures un quart. Vraiment, cette Tania n’avait aucun respect de la parole donnée.
Dans la caserne du 1er régiment de cosaques d’Ekaterinodar, dont les bâtiments bordaient le parc, on entendit sonner les trompettes. Un train glissa derrière le ravin et sa fumée monta au-dessus des arbres. Des élèves du gymnase municipal passèrent en groupe ; ils parlaient très fort d’une certaine Mimi.
À quatre heures vingt, Tania parut enfin au bout de l’allée, Michel éprouva une crispation nerveuse au creux de l’estomac.
La jeune fille avançait d’un pas léger, sous le cercle lumineux de son ombrelle. Sur sa robe rose, une gorgerette de tulle blanc tremblait comme de la crème fouettée. Un chapeau de paille, envahi de fleurs champêtres, coiffait ses boucles blondes et rabattait une ombre fraîche sur ses yeux. Elle s’arrêta devant Michel qui la saluait avec une raideur funèbre, et murmura simplement :
— Vous êtes bien Michel Alexandrovitch Danoff ?
— C’est moi-même, dit Michel, et il remarqua avec satisfaction que Tania paraissait aussi gênée que lui par cette entrevue.
Ils s’assirent côte à côte sur le banc de pierre et demeurèrent silencieux un long moment. Michel admirait le calme de la jeune fille, et aussi les papillons de lumière et d’ombre qui tremblaient sur le bas de sa robe. Nul doute que sa tâche fût facilitée par l’humeur raisonnable de Tania. Qu’eût-il fait si elle s’était mise à pleurer, ou à le supplier de la comprendre ? Michel toussota et dit, d’une voix assurée :
— Mademoiselle, mon ami Bourine, profondément affecté…
Tania haussa les épaules et eut un sourire mélancolique :
— Je sais… je sais… Voici les lettres.
Elle tendit à Michel un paquet ficelé dans du papier bleu. Allons, Michel avait deviné juste : cette petite était froide et docile. Engagée sur ce ton, leur discussion ne pouvait se prolonger au-delà des cinq minutes réglementaires.
— Merci, mademoiselle, dit Michel. Voici, en échange, les lettres que vous avez adressées à Vladimir Philippovitch Bourine.
(Son ami lui avait sévèrement interdit de l’appeler Volodia devant la jeune fille.)
Tania prit la liasse de lettres, la soupesa dans sa main et soupira en baissant les paupières :
— Ça ne pèse pas lourd, n’est-ce pas ? deux ans d’affection et de promesses.
Michel se troubla et détourna la tête. Cette phrase à sonorités sentimentales ne lui disait rien qui vaille. Pour ramener la conversation sur le plan des réalités, il demanda :
— Je ne vérifie pas le contenu de votre paquet. Il renferme bien soixante-sept lettres, sans doute ?
— Soixante-six, dit Tania avec un léger sourire.
— Comment soixante-six ?
— Oui, soixante-six ; elles y sont toutes. Vous pouvez les compter.
— Mais mon ami Bourine m’avait dit…
— Eh bien, il s’est trompé.
— C’est impossible, puisqu’il a conservé les brouillons…
— Ah ! il faisait des brouillons ? dit Tania, et elle éclata d’un rire insolent. Des brouillons ! Non, c’est trop drôle !
Michel était furieux contre sa maladresse et contre l’impudence de cette gamine trop bien habillée.
— Je vous en prie, mademoiselle, dit-il avec sévérité.
— Pardonnez-moi, dit Tania en s’éventant avec un mouchoir vaporeux. S’il a gardé les brouillons, je m’incline. C’est donc moi qui ai dû égarer une lettre. Mais laquelle ?
« Se moquerait-elle de moi ? » pensa Michel avec angoisse. Et, à tout hasard, il prit une expression vexée et ne répondit rien.
— Serait-ce la lettre où il me jurait de m’aimer toute sa vie ? poursuivit Tania.
— Peut-être, dit Michel.
— À moins que ce ne soit celle où il me promettait de pourfendre quiconque oserait médire de moi !
— Quelle que soit cette lettre, dit Michel, il nous la faut.
— Il vous la faut ? dit Tania avec une moue de surprise coquette. Et pourquoi vous la faut-il ? Volodia n’aurait-il plus confiance en moi ?
— Non, il n’a plus confiance en vous, dit Michel, et il se sentit rougir.
— Je ne comprends pas. Est-ce parce que je lui ai refusé ma main que je mérite d’être traitée en voleuse ?
— Il n’est pas question de vous traiter en voleuse…
— Si, s’écria Tania.
Et ses yeux s’emplirent de larmes, tout à coup. Elle respirait avec difficulté. Elle ouvrit son réticule et tendit à Michel une feuille de papier chiffonnée et sale.
« Allons, bon, songea Michel. Tout marchait si bien. À présent, je n’éviterai pas la grande scène ! » Il jeta un coup d’œil inquiet sur la page qui tremblait dans la main de Tania : « Le docteur débauché et ignare, Constantin Kirillovitch Arapoff, ne pouvait avoir qu’une fille… » Michel n’en lut pas davantage et grommela :
— Une lettre anonyme. C’est ignoble !
— N’est-ce pas ? dit la jeune fille, et un afflux de sang colora ses joues. Oh ! vous êtes bon, vous ! Vous me comprenez ! Quel crime ai-je commis pour qu’on m’insulte et qu’on insulte mes parents de la sorte ? J’aime Volodia, mais je sens que je n’aurais pas été la femme qu’il lui faut. Et, parce que j’ai eu la franchise de le lui dire, tous ses amis et tous ses obligés se dressent contre moi !
— Volodia réprouve certainement la conduite de ces gens, dit Michel.
— S’il la réprouvait tant que ça, il saurait leur imposer le silence. Non, la vérité est simple. Volodia se considère comme offensé, et il cherche à tirer de moi une vengeance éclatante. Il ne reculera devant rien, devant rien…
Les larmes coulaient sur le visage de Tania et tombaient sur sa gorgerette en tulle blanc. Michel, bouleversé, ne savait qu’entreprendre pour la calmer. Il n’avait jamais vu pleurer une jeune fille. C’était un spectacle monotone et débilitant. Ces hoquets minuscules, ces yeux pleins de rayons, ces petites mains crispées, cette impudeur fébrile ! Fallait-il consoler Tania ? Mais la consoler, c’était trahir la confiance de Volodia. Fallait-il lui commander de se taire ? Mais ces ordres ne feraient d’exaspérer le désespoir de la malheureuse.
— Allons ! Allons ! balbutiait Michel.
— Ah ! laissez-moi, gémit Tania.
Elle était honteuse de ses larmes. Mais n’était-il pas délicieux de pleurer contre l’épaule de ce garçon qui se disait l’ami de Volodia, et qui, cependant, n’éprouvait aucune haine envers elle ? Grâce à Michel, elle aurait un allié dans la place. Conseillé par lui, Volodia renoncerait à sa colère et ordonnerait à ses proches de ne plus tourmenter la famille Arapoff.
— Michel Alexandrovitch, je me souviens du jour où nous jouions ensemble…