— Oui… oui, dit Michel. Il ne s’agit pas de ça...
— Tout était si simple, si facile, alors…
— Séchez vos larmes… Des gens peuvent nous voir et…
Il n’en dit pas davantage, car, au tournant de l’allée venait d’apparaître une dame crochue et noire qu’il avait aperçue la veille chez les Bourine. En passant devant les jeunes gens, la vieille redressa légèrement la taille et tordit ses lèvres dans une grimace de mépris.
— On nous a repérés, dit Michel… C’est terrible !
Tania se tamponnait les paupières avec son mouchoir roulé en boule :
— Vous aussi, vous redoutez les mauvaises langues ? ça me fait plaisir !
— Je n’aime pas les ragots de province, dit Michel.
— Alors, nous allons nous entendre ! J’ai tellement besoin d’un ami sûr à qui je puisse raconter ma peine et demander un conseil. Maman est ma seule confidente. Mais elle est d’une autre époque. Elle me comprend mal. Tandis que vous…
Michel devinait avec effroi que la conversation s’engageait sur un terrain dangereux. Il était venu pour confondre cette fille, et voici qu’elle le traitait en ami d’enfance. Cependant, la naïveté de Tania était si évidente que Michel ne se reconnaissait pas le courage de la détromper. Il observait avec compassion le joli visage qui reposait dans l’ombre du chapeau de paille. Tout était si menu et si gracieux dans cette figure d’enfant, depuis les narines minces jusqu’au lobe de l’oreille, jusqu’à la fleur lisse des lèvres ! Était-ce bien cette gamine sans défense que Michel avait mission de dépouiller de ses lettres et de blesser par des propos hautains ? Ce rôle n’était pas digne de lui. Il avait honte pour Volodia et pour lui-même. Il murmura :
— Il m’est impossible de devenir votre ami, Tatiana Constantinovna, mais vous pouvez compter sur toute mon estime.
Elle leva sur lui un regard humide et tendre qui le blessa au cœur.
— Ne parlez pas ainsi. Ne me refusez pas de me revoir. J’ai besoin de me justifier devant vous…
— Vous n’avez pas à vous justifier.
— Si, si. Plus tard, vous répéterez mes paroles à Volodia, et il vous saura gré de m’avoir écoutée. Accordez-moi encore un rendez-vous…
Michel rougit et ses oreilles devinrent cuisantes. Il ramassa un gant qui était tombé dans le sable, toussota et chuchota du bout des lèvres :
— N’insistez pas, Tania…
— Vous avez dit Tania ! s’écria-t-elle. Comme c’est gentil !
Michel vit luire de petites dents blanches dans l’ombre ensoleillée du chapeau. Ce brusque sourire le réjouit inexplicablement. Le parfum des acacias lui donnait le vertige. Un cercle de lumière brillait sur la bottine pointue de Tania. Le vent léger agita une branche, et quelques fleurs d’acacia tombèrent en neige sur les cheveux de Michel :
— Oh ! vous avez vieilli ! dit Tania en riant. Vous êtes un vieux monsieur respectable. Et moi, une toute petite fille qui vous demande la permission de vous revoir.
— Non, non, dit Michel.
Son cœur battait dans sa poitrine à grands coups espacés et rudes.
— Et pourtant, il le faudra bien, Michel Alexandrovitch, dit Tania en inclinant gentiment la tête.
— Pourquoi ?
— J’ai encore une lettre à vous rendre. La soixante-septième lettre. La fameuse soixante-septième lettre ! Comme je me félicite de ne l’avoir pas jointe au paquet ! À présent, je peux bien vous dire la vérité : je voulais la garder en souvenir de Volodia. Mais, si vous m’accordez une entrevue je m’en séparerai avec joie ! D’accord ?
— Soit, dit Michel. Mais il m’est impossible de vous rencontrer ici. On peut nous voir…
— Ne craignez rien, dit Tania d’un air sérieux. J’ai déjà tout arrangé en prévision…
Elle paraissait très affairée, soudain. Elle saisit son ombrelle et dessina un cercle dans le sable.
— Voici Ekaterinodar. Si vous suivez la rue Rouge, vous sortez dans les champs du côté des fabriques, par la route de Rostoff. À cinq verstes de là, après le camp de Krouglik, mon père possède un verger plein de roses, de vignes et de fruits. Il n’y va que le lundi, le mercredi et le samedi. Donnons-nous rendez-vous au jardin le mardi, à quatre heures. Nous serons seuls. Et je vous rendrai cette lettre qui vous préoccupe.
— Quelle histoire ! grommela Michel.
Tania se dressa d’un souple mouvement de hanches. Michel se leva à son tour. Il était beaucoup plus grand qu’elle. Elle devait renverser la tête pour le regarder. Elle lui tendit la main :
— À mardi, Michel Alexandrovitch.
— À mardi.
Tania lui sourit encore et s’éloigna d’un pas rapide, tandis que Michel demeurait debout au milieu de l’allée, les bras ballants et le visage morne.
« Eh bien, eh bien, en voilà une affaire, songea-t-il enfin. Je dirai à Volodia qu’elle m’enverra la soixante-septième lettre par la poste. Cela vaut mieux. »
Fort de cette décision, il coiffa son canotier, cambra la taille et se dirigea vers la sortie du parc en sifflotant avec désinvolture. Comme il arrivait au kiosque à musique, il s’aperçut qu’il avait oublié le paquet de lettres sur le banc. Il dut revenir sur ses pas. Et cet incident lui parut de mauvais augure.
CHAPITRE V
Arapoff sauta de la calèche qu’entourait déjà un groupe de paysannes bavardes, traversa le jardin envahi de hautes herbes, et gravit lestement l’escalier de planches qui menait à la véranda. Cette véranda, bâtie sur l’aile gauche de la maison, était abritée du soleil par des rideaux en perles de verre qui tintaient au moindre souffle de vent. Au centre de la galerie, Ivan Ivanovitch Kisiakoff dormait dans un fauteuil de rotin à coussins de toile bleue. Il avait poussé ses jambes bottées sous la table, déboutonné le haut de sa culotte pour libérer la masse forte de son ventre, et un journal déplié protégeait sa figure contre les moustiques. Seule sa barbe noire, épaisse, mouillée, dépassait le bord du papier. Des mouches se promenaient sur ses mains velues. Devant lui, sur une table nappée d’un drap médiocre, traînaient des restes de charcuterie, des pots de concombres salés, de ceps marinés et de raifort. La bouteille de vodka était à demi vide. Un flacon de doppelkummel avait roulé par terre. Et un cigare déchiqueté fumait encore dans une soucoupe. L’air sentait la cochonnaille, le vinaigre. Kisiakoff ronflait avec une régularité et une vigueur étonnantes.
— Ivan Ivanovitch ! cria Arapoff. Réveillez-vous, que diable !
Des grognements étouffés lui répondirent. Le journal glissa sur une face congestionnée et ruisselante de sueur. Un sourire paresseux troua la barbe noire de Kisiakoff.
— Constantin Kirillovitch, quelle bonne surprise, mon cher ! dit-il d’une voix pâteuse.
Puis il se dressa péniblement et embrassa son beau-père sur les deux joues.
— J’ai été appelé en consultation hors de la ville, dit Arapoff, et j’ai décidé de vous faire une visite en passant. Vous vous reposiez, à ce que je vois.
— Oui, oui… Cette chaleur me fatigue… On mange, on dort… on mange, on dort… C’est atroce !
— Et Lioubov ?
— Elle est dans sa chambre, ma petite reine. Elle doit se faire des mines devant la glace, ou se polir les ongles. Chacun son passe-temps. Prenez un verre de doppelkummel, Constantin Kirillovitch. Il est un peu tiède, mais d’une bonne tenue. À moins que vous ne préfériez de la vodka ? Je vais faire apporter une bouteille fraîche…