Il frappa dans ses mains et cria :
— Paracha ! Paracha ! Une bouteille de vodka ! Vite !
Arapoff s’assit dans le fauteuil que lui désignait son gendre et baissa les paupières, étourdi par l’ombre chaude de la véranda. Ses rares visites à la propriété de Kisiakoff laissaient au docteur une impression de tristesse et d’inquiétude. Il ne pouvait s’habituer à l’idée que ce gaillard rougeaud, barbu et malpropre, fût le maître de Lioubov et lui imposât toutes ses volontés. Des rumeurs alarmantes circulaient en ville sur le compte d’Ivan Ivanovitch. Les mauvaises langues d’Ekaterinodar affirmaient qu’il était fainéant, malhonnête et d’une grande brutalité. On prétendait qu’il entretenait des relations crapuleuses avec trois paysannes, pour lesquelles il organisait des orgies dans un rendez-vous de chasse désaffecté. On dénombrait la tribu de ses enfants naturels.
Mais Lioubov ne se plaignait jamais de la conduite de son mari. Bien souvent, Arapoff avait tenté de confesser la jeune femme. Toujours, elle lui avait répondu qu’elle était heureuse et qu’il lui déplaisait qu’on se mêlât de sa vie intime. Ignorait-elle les frasques de Kisiakoff ? Ou ces frasques n’existaient-elles que dans l’imagination de quelques commères radoteuses ?
Kisiakoff tira le rideau de perles, et la campagne surgit, engourdie de soleil et de vapeurs blondes. Par-delà le jardin, commençaient les vastes plantations de tabac qui s’étalaient en nappes vertes jusqu’à la route. Çà et là, dans l’épaisseur des feuilles, se balançaient les fichus rouges et blancs des ouvrières.
— La récolte sera bonne, dit Kisiakoff. Regardez comme elles travaillent, mes petites femelles. Il m’en est arrivé trois majara pleines, cet après-midi. Le soir, quand elles rentrent en ville, elles sentent le tabac frais. Et leurs maris ne détestent pas cette odeur. Un jour, pour m’amuser, j’ai distribué des flacons de parfum aux femmes. Le lendemain, les paysans sont venus se plaindre. Ils disaient qu’elles « puaient » tellement qu’on ne pouvait pas dormir à côté d’elles. De la délicatesse à rebours. N’est-ce pas charmant ?
La porte s’ouvrit et une jeune paysanne apporta un plateau chargé d’une bouteille de vodka et de deux bols d’olives. C’était une fille charnue, aux tresses blondes serrées comme des cordes. Elle baissait les paupières.
— Bravo, Paracha, tu as trouvé la bonne bouteille, dit Kisiakoff.
Il attira la fille par la taille et cligna de l’œil dans la direction de Constantin Kirillovitch.
— Un beau morceau, une belle bête. Et ça travaille comme quatre, et c’est docile, et ça ne pense pas à mal…
La fille rougit et roucoula en secouant les épaules.
Arapoff était gêné et ne quittait pas la fille du regard. Il lui paraissait évident, soudain, que Paracha était la maîtresse de Kisiakoff. Il murmura :
— Oui, c’est une belle créature !
Et, malgré lui, il contemplait la grosse patte velue de Kisiakoff, plaquée sur la hanche de Paracha, comme sur le flanc d’une pouliche.
— Ne plaisantez pas, barine, s’écria Paracha, et elle disparut dans la maison.
Kisiakoff avala un verre de vodka et clappa de la langue.
— Fameux, dit-il.
Puis il se renversa dans son fauteuil, glissa la main dans sa chemise et se gratta l’aisselle gauche du bout des doigts :
— Sacrés moustiques ! Que pensez-vous de notre solitude, Constantin Kirillovitch ? Les distractions sont rares, bien sûr, et c’est pour ça qu’on aime à s’entourer de jolies femmes, de bons vins et de fines marinades. Que dit-on en ville, quels sont les derniers ragots ? On m’a rapporté que Tania a refusé d’épouser le fils Bourine. Est-ce exact ?
— Parfaitement.
— J’en suis navré.
— Pas moi.
Kisiakoff remua de droite à gauche sa lourde tête cramoisie :
— Vous n’ignorez pas que j’ai acheté une partie de cette propriété à Olga Lvovna Bourine. Bien entendu, je n’ai pas encore payé intégralement les terrains cédés. Je me libère par des mensualités, à vrai dire assez élastiques. Et je me demande si cette brouille entre vos deux familles ne poussera pas ma créancière à exiger une régularité cruelle dans les versements.
— C’est possible…
— Je ne vous le fais pas dire, murmura Kisiakoff en crachant un noyau d’olive. N’est-il pas étonnant que les lubies d’une gamine puissent avoir des répercussions lointaines et néfastes sur son entourage ? Lioubov et moi ne désespérons pas que Tania revienne sur sa décision.
— Elle est libre d’agir à sa guise, dit Arapoff, et il se leva pour signifier que cette conversation n’était pas de son goût.
— Certainement ! Certainement ! dit Kisiakoff. Mais les jeunes filles ont une cervelle de moineau. Notre petite Tania, notre petite institutrice, comme je l’appelle, n’a sûrement pas réfléchi aux conséquences de son coup de tête. Si elle avait pu prévoir le tort qu’elle causerait à ses parents, à ses sœurs, à son beau-frère…
— Eh bien ? dit Arapoff exaspéré.
— Elle est si douce, si aimante, si dévouée, notre petite Tania, dit Kisiakoff en plissant les paupières. Si elle avait compris, si on lui avait fait comprendre la portée exacte de son refus, elle aurait accepté !
— Où voulez-vous en venir ? demanda Constantin Kirillovitch. Le mariage est une affaire de sentiments…
— Comme vous avez bien dit ça ! s’exclama Kisiakoff en joignant les mains. Ah ! vous êtes un romantique, Constantin Kirillovitch ! Notre dernier romantique ! Et c’est pour ça que je vous aime. Hum… Au fait, Lioubov pourrait-elle vous accompagner à Ekaterinodar, pour dire bonjour à sa maman et embrasser notre petite Tania ? Moi, je resterai ici, retenu par mes travaux…
Il soupira. Le fichu rouge de Paracha glissa derrière la vitre de la porte.
— Venez avec Lioubov, dit Arapoff.
— Non… non… Je ne peux pas m’absenter ces jours-ci… Un propriétaire foncier a des obligations impérieuses vis-à-vis de la terre qui le nourrit… Vous m’excuserez auprès de Zénaïde Vassilievna…
Arapoff était agacé par l’attitude obséquieuse de Kisiakoff. Il évitait de le regarder.
— Voulez-vous prévenir Lioubov de ma visite ? dit-il.
— Mais comment donc ! s’écria Kisiakoff. Paracha ! Paracha !
La fille apparut dans l’encadrement de la porte. Elle riait à belles dents. Sa chemise était largement échancrée sur sa poitrine blanche. De nouveau, un désenchantement, une angoisse louche étreignirent le cœur d’Arapoff.
— Paracha, va prévenir la barinia… Tu lui diras de descendre, dès qu’elle sera prête…
Paracha inclina la tête et fondit dans les ténèbres de la maison. Sûrement, elle était l’esprit de cette demeure vétuste et mystérieuse, aux innombrables pièces condamnées, aux buffets bourrés de victuailles, aux caves pleines de vins. Elle entrait, sortait, glissait, souriait, obéissait, commandait, et Kisiakoff la suivait de ses yeux malins et féroces.
— Y a-t-il longtemps que cette fille est à votre service ? demanda Constantin Kirillovitch.
— Cinq ou six ans, dit Kisiakoff, je ne m’en souviens plus. J’ai l’air d’être un homme exact, renseigné, et froid, mais, au fond, je n’ai aucune disposition pour l’organisation domestique. Je sais à peine le nombre des filles que j’emploie aux plantations de tabac, encore moins leur nom ou leur âge. Je les fais venir par charretées de la ville. Elles campent en plein champ pendant la récolte. Et, la récolte achevée, bonsoir ! Je suis un rêveur, moi !