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— Un rêveur ?

— Eh oui ! Que de fois je m’installe sur cette véranda et je regarde la plaine où travaillent des femmes. Le ciel bleu. La chaleur immense. Le son des voix lointaines. Un grincement de télègue. Un petit verre de vodka. Une tranche de pain noir salé. Et me voici lancé dans les réflexions philosophiques les plus inattendues. Qui suis-je ? Quel est le sens de la vie ? En ville, on n’a pas le temps de se le demander. Et, pourtant, c’est essentiel !

— Vous croyez ? dit Arapoff en souriant.

— J’en suis sûr. Pour moi, j’ai déjà compris qu’il fallait vivre à plein cœur, à pleine gueule, passez-moi le mot. Tout prendre, jouir de tout, se saouler de tout. Dieu nous a donné le monde pour que nous l’accommodions selon notre bon plaisir !

— En somme, tout est permis et la notion du mal est une légende.

— Non, non… La notion du mal existe. Mais elle est très développée chez certains, et, chez d’autres, elle est à peine perceptible, à peine formée. Nous ne faisons le mal qu’au moment où nous sentons que nous faisons le mal. Si le déclic de la conscience ne joue pas, si le mécanisme est faussé ou usé, nous ne sommes plus responsables. Au regard de Dieu, l’innocence du cœur excuse la vilenie du geste. Le prêtre qui rompt inopinément le jeûne se juge coupable, et, par là même, il est coupable. Mais l’ivrogne qui tue sa femme par désœuvrement n’éprouve aucun remords de son acte, s’étonne de la rigueur excessive des tribunaux, et il est innocent parce qu’il se croit innocent. Le fin mot de l’histoire, c’est que, pour être heureux, il importe de garder en soi une candeur de bête. Dieu n’est sévère qu’à l’égard des initiés. Les ignorants, les pourceaux, peuvent compter sur son indulgence. Il faut devenir des ignorants et des pourceaux !

— Quel programme !

— C’est une nécessité, cher Constantin Kirillovitch, à laquelle je me plie depuis bientôt vingt ans. Je suis un pourceau. Nous sommes tous des pourceaux. Nous faisons le mal sans y penser. Et, ainsi, cela ne tire pas à conséquence. Les hommes peuvent nous juger. Mais la clémence de Dieu nous est acquise. Au jour du Jugement dernier, il appellera tous les pourceaux du monde, et nous viendrons vers lui, avec des groins salis et des genoux écorchés. Et il nous dira : « Sentiez-vous ma présence dans votre cœur ? » Et nous répondrons « Non. » Et il sourira en murmurant « Je ne peux donc pas vous reprocher votre ignominie. Venez à ma droite, voleurs, assassins, impudiques, parjures, incendiaires et médisants. Venez à ma droite. Car je suis responsable de votre pourriture morale. Et, si je ne me suis pas occupé de vous sur la terre, je vais m’occuper de vous dans les cieux ! »

Arapoff crut d’abord à une plaisanterie, mais Kisiakoff semblait ému par ses propres paroles. Son nez était strié de fibrilles rouges. Sa barbe tremblait. Des larmes se gonflaient dans ses gros yeux fixes. Il leva ses deux mains à hauteur de son visage et déclama :

— Et les pourceaux se changeront en anges célestes. Et ils s’embrasseront tous dans les fumées de l’encens et la musique des harpes !

Un hoquet l’interrompit. Il se versa un verre de vodka, l’avala en basculant la tête.

— Voilà ce que je porte dans mon âme, Constantin Kirillovitch, dit-il encore. Voilà mon Évangile. Et je m’en trouve bien.

— Vous avez le vin sinistre, mon cher, dit Arapoff.

Et il essaya de rire. Mais il n’en avait plus envie. Cet homme, tour à tour voluptueux et attendri, méchant et faible, sournois et candide, arrogant et humble, lui faisait peur. Le personnage se dérobait aux classifications élémentaires. Il était mouvant et traître, comme une force de la nature. Cependant, Lioubov vivait auprès de cet ivrogne dangereux et se déclarait heureuse de son sort.

Au moment précis où le docteur formait cette réflexion, un pas rapide se fit entendre. Lioubov parut sur le seuil de la porte, cria « papa » et se jeta dans les bras d’Arapoff.

— Charmante ! Oh ! combien charmante ! soupirait Kisiakoff en massant ses pattes l’une contre l’autre. Se peut-il, Constantin Kirillovitch, que je vous aie permis de me ravir pour quelques jours cette adorable petite fée des bois ?

— Est-ce vrai ? Tu vas m’emmener, papa ? demanda Lioubov.

— Puisque ton mari m’autorise à le faire, dit Arapoff.

Lioubov battit des mains et dédia un sourire langoureux à Kisiakoff.

— Gentil ! Gentil ! susurra-t-elle. On vous revaudra ça !

Elle avait embelli depuis son mariage. Son visage était d’une pâleur compacte. Ses longs yeux noirs, effilés vers les tempes, brillaient d’un éclat triomphal. Et ses hanches s’étaient évasées.

Arapoff refoula son appréhension et se traita mentalement de « vieil imbécile ».

— J’aurais voulu descendre plus tôt, dit Lioubov, mais j’essayais une nouvelle robe. Tu sais, je suis restée très coquette !

— Un bon point pour le mari, dit Arapoff.

— Oui, figure-toi… Je me suis mis en tête de lui plaire d’un bout à l’autre de l’année. C’est passionnant ! Mais je bavarde, je bavarde, et le temps passe, et j’ai ma valise à faire. Pauvre Vania, comme tu vas t’ennuyer sans moi ! Nous allons fixer une heure pour penser l’un à l’autre. À onze heures cinq du matin, je t’embrasserai en imagination. D’ailleurs, je ne resterai que quelques jours chez mes parents. Et puis, je reviendrai à notre petit nid, toute impatiente !

À cinq heures, la calèche du docteur quittait la propriété de Mikhaïlo. Lioubov, assise à côté de son père, secoua longtemps son mouchoir au-dessus de sa tête en criant :

— À bientôt !

Puis, elle ouvrit son ombrelle et demanda :

— Comment trouves-tu ma robe ?

— Fort belle, dit Arapoff. Trop belle même, pour notre petite ville…

Il y eut un silence. La calèche délaissa le sentier et s’engagea sur la grand-route, bordée par les champs de tabac. Des rigoles séparaient les terres cultivées. Derrière le vallonnement des feuilles, on devinait les cabanes en planches des séchoirs et les hangars de pressage où ronflaient des moteurs invisibles. Des paysannes à fichus de couleur circulaient dans cette masse végétale, se baissaient et se relevaient en chantant :

Je pleure et je pleurerai,

Mais jamais je ne l’oublierai

Les grelots des chevaux tintaient gaiement dans la chaleur immobile. Arapoff posa une main sur le bras de Lioubov et lui demanda doucement :

— Es-tu heureuse, ma petite fille ?

— Mais bien sûr, dit Lioubov. Pourquoi ne le serais-je pas ?

— Les parents sont des êtres inquiets par nature. Et, sans doute, ont-ils presque toujours tort. Mais, j’ai bavardé avec ton mari. Et ses propos m’ont paru étranges…

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien de spécial. Toutefois, je crains qu’il ne soit un peu violent, un peu déréglé…

— Est-ce un mal ? Tu me fais rire, papa ! Ivan Ivanovitch m’aime beaucoup et me laisse toute ma liberté.

— Mais lui-même, ne garde-t-il pas toute sa liberté ? répliqua Constantin Kirillovitch. On m’a raconté…

— Quoi ? Quoi ? dit Lioubov avec nervosité. Les gens sont d’une méchanceté ! Pour si peu de chose ! Bien sûr, Ivan Ivanovitch s’amuse un peu, à droite, à gauche, lutine celle-ci, celle-là. C’est un tempérament !

— Et tu acceptes ce partage ?

— Je serais bien bête de ne pas l’accepter ! Il a fait de moi une dame. J’ai une maison, une propriété, des robes magnifiques. S’il éprouve le besoin de se distraire ailleurs, je n’ai pas le droit de le lui reprocher. D’autant plus que moi-même…