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— Eh bien ?

— Tu sais qu’il y a une sotnia de cosaques cantonnée à trois verstes de chez nous. Les officiers viennent souvent à la maison. Et ils sont fous de moi. Un khoroundji m’envoie chaque matin des vers français par son ordonnance. Hier, il m’a écrit :

Conseil d’un cosaque intrépide :

Ami, si tu veux rester sauf,

Évite le regard limpide

De Madame Kisiakoff.

« C’est charmant, n’est-ce pas ? L’essaoul lui-même me fait une cour assidue ; il m’appelle « son petit oiseau » ! Il est si comique !

— Et ton mari ne prend pas ombrage de ces visites militaires et de ces billets doux ?

— Pourquoi ? Il en est fier. Et puis, comme tu l’as si justement observé, il n’est pas un petit saint non plus, mon bien-aimé. Les hommes sont rarement de petits saints. À propos, il paraît que tu es sorti avant-hier avec une actrice du théâtre municipal. On t’a vu au restaurant avec elle…

— C’est vrai, dit Arapoff, mais ce n’est pas la même chose.

— Ah ? Et pourquoi donc ?

Arapoff haussa les épaules. Il regrettait d’avoir engagé cette conversation avec une gamine incapable de le comprendre. Il savait bien, lui, qu’il ne trahissait pas l’affection de Zénaïde Vassilievna lorsqu’il soupait en compagnie de quelque petite danseuse en tournée. Dans son esprit, il n’existait pas de commune mesure entre son épouse, charmante, vénérée et un peu trop grasse, et cette fille peinte qui éteignait des cigarettes dans un fond de champagne. Elles appartenaient à deux mondes différents. Et lui changeait de personnalité en passant d’un monde à l’autre. Ainsi, Zénaïde Vassilievna ne devait pas être jalouse d’un homme qui n’était pas son mari, et la petite danseuse d’un homme qui n’était pas son amant. Tout cela était parfaitement clair dans la pensée d’Arapoff, mais il éprouvait de la difficulté à exprimer son sentiment. Une phrase de Kisiakoff lui revint en mémoire « Nous ne faisons le mal qu’au moment où nous sentons que nous faisons le mal. Si le déclic de la conscience ne joue pas… » Oui, c’était bien cela le déclic de la conscience ne jouait pas. Se pouvait-il donc qu’il fût, lui aussi, de la race des Kisiakoff ? Se pouvait-il que l’infâme Kisiakoff fût sa propre effigie, poussée au noir, déformée et hideuse ? Entre Kisiakoff et lui-même, il n’y avait pas d’abîme, mais une pente douce qu’il était facile de dévaler à petits pas. Arapoff tressaillit à l’idée de cette déchéance offerte. Non, non, il ne deviendrait jamais semblable à cet imbécile voluptueux. Il saurait maintenir une distance honnête entre les deux images.

La vodka qu’il avait bue lui montait au cerveau. Le soleil brûlait sa nuque. Lioubov paraissait dormir dans le demi-jour de son ombrelle. Comment avait-elle pu accommoder les rêves gracieux de son adolescence avec l’atroce réalité que le mariage lui imposait chaque nuit ? Comment avait-elle pu troquer ses espérances puériles contre Kisiakoff barbu, congestionné et hilare ? Comment avait-elle pu, comment pouvait-elle être heureuse ? Arapoff réfléchissait au mystère que lui dérobait cette tête gracieuse inclinée vers la route. Il avait élevé Lioubov, et il ne savait rien d’elle. Cet être, qu’il revoyait encore en jupe courte et en bottines lacées, était déjà un petit animal, une petite femelle, voluptueuse, coquette, rusée et consentante. « J’ai une maison, une propriété, des robes magnifiques… » Comme ces paroles éloignaient Lioubov de son père ! Arapoff se représentait la vie sous l’aspect d’une fondrière qu’il fallait traverser de plein front, se déchirant aux ronces, abandonnant aux ronces des lambeaux de chair et de vêtements. On marche, hébété et grave, mais vers quel but, vers quelle délivrance ? « Et les pourceaux se changeront en anges célestes… » De nouveau, lui revenaient les paroles de Kisiakoff. Il était honteux comme d’une offense personnelle. D’une main rageuse, il chassa les mouches qui tournaient autour de son visage en feu.

— J’ai entendu dire que Tania refusait d’épouser Volodia Bourine, murmura Lioubov d’une petite voix nulle.

— Ne t’occupe pas de ça, dit Arapoff. Ce sont nos affaires.

Et il se rencoigna dans l’angle de la banquette, les mâchoires serrées et le regard dur.

Le soir de son arrivée chez les Arapoff, Lioubov eut avec Tania une conversation décisive. Les deux sœurs s’étaient retrouvées à onze heures dans la chambre rose, qui était redevenue, pour un temps, « la chambre des jeunes filles ». Appuyées à la fenêtre, comme jadis, elles regardaient la nuit claire sur les feuillages des tilleuls. Il semblait à Tania qu’elle était reportée à l’époque lointaine où elle se lamentait sur les chagrins secrets de Philippe Savitch Bourine, et où Lioubov l’écoutait en bâillant de langueur. Son cœur était aussi serré que lors de cette nuit mémorable, et le profil de Lioubov était à la même place sur le reflet noir de la vitre, et la maison s’endormait autour d’eux avec les mêmes bruits.

— Non, dit Tania, je ne te comprends pas. Exiges-tu vraiment que je me sacrifie pour les commodités financières de ton mari ?

— Il ne s’agit pas seulement de mon mari, mais de nos parents, mais de toi-même…

Les insinuations de Lioubov blessaient la jeune fille, au point qu’elle avait peine à retenir ses larmes. Elle estimait injuste qu’on vînt mêler des questions d’intérêt à son noble tourment. Vraiment depuis son mariage, Lioubov était devenue insupportable. Elle était « femme » à en donner la nausée. Femme par son amour du confort, par ses réticences souriantes, par la qualité de ses chemises de nuit, par le geste arrondi dont elle dénouait son chignon, et par la façon dont elle mâchait le prénom de son époux « Ivan Ivanovitch » en fermant à demi les yeux. Elle évoquait le lit et l’homme qui se déshabille. Elle « savait ». Mais Tania ne voulait pas savoir ce que savait Lioubov. Elle demandait seulement qu’on la laissât tranquille, qu’on ne s’occupât plus d’elle et de Volodia, qu’on lui permît de vivre sa vie close et jalouse de jeune fille comme elle l’entendait.

Elle murmura :

— J’ai trop réfléchi, Lioubov, pour revenir sur ma décision. Tu es la seule à ne pas me comprendre…

— À qui donc en as-tu parlé ?

— Eh bien, à mes parents, à des amies… et même à des amis de Volodia…

— Tu as vu des amis de Volodia ? Raconte-moi…

Tania songea au rendez-vous de Michel et un flot de sang lui monta aux tempes.

— J’en ai vu un, dit-elle, pour rendre les lettres.

— Qui ?

— Je ne veux pas le dire.

Lioubov appuya son front tiède contre le cou de Tania :

— Dis-le, dis-le, petite sotte. Ça m’intéresse tant ! Personne n’en saura rien.

Tania éprouvait un tel besoin de prononcer le nom de Michel qu’elle chuchota :

— Michel… Michel Danoff…

Qu’il était donc agréable de former ces syllabes, du bout des lèvres, comme si elle eût appelé le jeune homme dans une forêt. Elle répéta :

— Michel Danoff.

— Il est à Ekaterinodar ?

— Oui.

— Et il est bien ?

— Cela n’a aucune importance, dit Tania sur un ton sévère.

— Aucune importance ? Comme tu y vas !

— Je ne le vois pas pour m’amuser, mais pour me justifier devant lui des attaques insensées de Volodia.