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— Oui ! Oui ! Fine mouche ! dit Lioubov. Je te connais !

Mais Tania s’écria soudain d’une voix altérée :

— Je te défends de dire ça ! Je te jure que Michel et moi n’avons que de l’estime et de l’amitié l’un pour l’autre !

— Ne te fâche pas.

— Je ne me fâche pas, dit la jeune fille.

Puis elle poussa un long soupir :

— Lioubov, Lioubotchka ! Je n’en peux plus ! Je suis si fatiguée, si malheureuse ! Je voudrais mourir…

— Il vaut mieux te marier !

— Oh ! tu ne me comprends pas. Tu ne me comprends plus. Tu n’es plus tout à fait ma sœur.

— Quelle absurdité ! dit Lioubov. Tiens, il me vient une idée. Si j’invitais Michel Danoff à venir à Mikhaïlo ?

— Il refuserait de venir.

— Même si je l’en priais beaucoup ?

— Surtout si tu l’en priais beaucoup.

— Eh bien, dit Lioubov, c’est un imbécile. Mais il faudra quand même que j’essaie de le rencontrer.

— Ne fais pas ça, Lioubov ! dit Tania avec brusquerie.

— Tu es jalouse ?

— Puisque je te dis que je ne l’aime pas.

— Alors ?

— Alors rien, rien, fais ce que tu veux. Moi, je me couche.

Tania était déjà sous les couvertures, mais Lioubov demeurait à la fenêtre, les épaules remontées, les cheveux dénoués jusqu’aux reins. Un accordéon jouait dans une rue voisine. Tania pensait à Michel. Une grande douceur l’inondait au seul souvenir de ce visage brun et dur. Demain, elle reverrait Michel dans le jardin de Constantin Kirillovitch. Il était si différent de Volodia ! Se pouvait-il que cette rencontre fût la dernière ?

Dans une lumière fade, elle vit Lioubov qui s’écartait de la fenêtre et s’avançait vers le lit, en soulevant à deux doigts les pans de sa longue chemise blanche.

— Est-ce que tu regrettes de n’être pas auprès d’Ivan Ivanovitch pour la nuit ? demanda Tania d’une voix sourde.

— Ta question est idiote. Épouse Volodia, et tu seras renseignée.

— Non ! Non ! dit Tania.

Et elle serra son oreiller contre son visage.

CHAPITRE VI

La calèche de Michel quitta la route et s’engagea dans la plaine bourdonnante de sauterelles. Une palissade disloquée entourait le petit lotissement que Constantin Kirillovitch avait pompeusement baptisé « Les Roses. » Tania se tenait debout devant la porte.

— Merci d’être venu, dit-elle.

Ils pénétrèrent dans l’enclos, où de grosses roses sucrées penchaient le front, abasourdies par le vol gourmand des abeilles. Au centre, se dressait une cabane en rondins, largement ouverte sur la façade et toiturée de joncs tressés et roussis. Le sol de terre battue était recouvert de nattes de paille. Sur la table, fumait un gros samovar en cuivre, avec la théière perchée au sommet.

Michel regarda le samovar, la théière, et se sentit malheureux. Il n’avait rien dit à Volodia de cette nouvelle entrevue, et les raisons qu’il se donnait pour calmer ses derniers scrupules ne faisaient qu’accroître son désarroi. Certes, il n’était venu à ce rendez-vous que pour défendre les intérêts de Volodia et retrouver la soixante-septième lettre. Mais le soin qu’il avait pris à se coiffer et à rectifier le nœud de sa cravate, son impatience dans la calèche, lui paraissaient des signes de duplicité. Il serra les dents, résolu à une explication rapide.

— Asseyez-vous, dit Tania. Je vais vous verser du thé, et puis nous bavarderons à notre aise. Le jardinier est occupé dans les vignes.

— Avez-vous la lettre ? demanda Michel.

— Oui ! Mon Dieu, que vous êtes pressé ! N’êtes-vous donc venu que pour cette lettre ?

— Effectivement…

— Ne dites pas cela. Cela me ferait tant de peine ! Laissez-moi croire que vous êtes venu aussi par sympathie pour moi.

Michel, au supplice, eut un sourire froid et murmura :

— Voyons ! Voyons !

Tania s’assit en face de lui et le regarda dans les yeux avec loyauté.

— Vous savez, dit-elle, j’ai eu des remords après vous avoir prié de venir. Vous avez dû penser que j’étais une jeune fille fausse et coquette.

— Non, dit Michel.

— Tant mieux. Pourtant, vous n’auriez pas dû accepter ce nouveau rendez-vous. Si des amis de Volodia apprenaient votre présence ici, quel scandale !

— Je ne reculerai pas devant un scandale pour accomplir mon devoir.

— Votre devoir ?

— Il me faut cette lettre.

— Ah ! oui, soupira Tania, cette lettre… Prenez-la et n’en parlons plus…

Elle lui tendit une enveloppe de gros papier blanc, frappée d’initiales violettes. Michel empocha l’enveloppe et souleva son verre de thé. Pouvait-il partir maintenant qu’il avait achevé sa mission ? N’était-il pas plus convenable de demeurer quelques instants encore auprès de la jeune fille ? Comme il hésitait entre ces deux solutions, une main chaude se posa sur son poignet et il tressaillit.

— Soyez mon ami, Michel, dit Tania. J’aimerais tellement avoir un camarade, un frère. Akim est tout petit, Nicolas habite Moscou, et Lioubov est mariée. Elle est venue à la maison, hier. Eh bien, c’est comme si une inconnue me rendait visite. Je suis si seule, si seule…

Aucune jeune fille n’avait parlé à Michel de cette voix douce et humble. Jamais personne n’avait quêté sa protection comme cette étrangère. Le soleil glissait entre les joncs disloqués de la toiture et fixait au sol des rubans de lumière poudreuse. Dehors, un sécateur taillait l’air en petits tronçons. Tania chassa une abeille avec sa serviette. Michel ferma les yeux, envahi de force et de gratitude. Tout à coup, il s’aperçut qu’il songeait à son enfance, à Tchass pourchassant la jument noire, au spectacle de cirque dans la cour des Arapoff. Il lui semblait que tous ces souvenirs prenaient une valeur nouvelle depuis qu’il était entré dans le jardin.

— Vous rappelez-vous notre spectacle ? dit-il enfin : « Michel, l’homme de la steppe. » Je devais vous attraper au lasso. Mais j’étais maladroit ! Vous avez porté un bandeau sur l’œil pour le jour de votre anniversaire. À présent encore, je suis si maladroit…

— Et lorsque nous sommes restés tous deux sur le perron, pendant ce gros orage d’été. Volodia courait sous la pluie. Et nous demeurions l’un près de l’autre. Et papa chantait, chantait… C’était bon !

Elle se tut, soupira et dit encore :

— J’ai souvent regretté votre départ.

On entendit grincer la poulie du puits. Le seau cogna la margelle.

— Venez, dit Tania. J’ai faim. Nous allons cueillir des pêches !

Elle courut hors de la cabane dans la grande lumière du jour. Michel la rejoignit, tandis qu’elle s’arrêtait entre deux haies de rosiers et levait les bras vers le ciel. Puis elle arracha son chapeau de paille et ses cheveux bondirent, dorés, brûlés, crépitants de soleil.

— Vous êtes folle, dit Michel. Vous allez attraper une insolation.

— Quand j’ai trop chaud, je m’applique sur le front des feuilles de tabac mouillées, et cela passe. Regardez ma main. On voit le sang qui circule.

Elle dressa à contre-jour une main étroite, transpercée de rayons et cernée d’un filet rouge comme le sang vif.

— Je suis écorchée par le soleil, dit-elle encore.

Derrière les rosiers, se haussaient de jeunes arbres fruitiers aux branches grêles. Tania cueillit une pêche, en caressa le duvet du bout de l’index et croqua le fruit avec une grimace gourmande :