— Elles sont tièdes. Servez-vous…
Michel hésitait à manger une pêche. Il lui semblait que ce geste banal suffirait à ruiner son prestige. Et, en effet, cueillir un fruit, n’était-ce pas reconnaître implicitement qu’il était l’invité de Tania et non plus l’homme de confiance de Volodia Bourine ?
Étonnée de son indécision, Tania détacha une pêche et la tendit à Michel dans le creux de sa main.
— Puisque vous ne voulez pas vous servir vous-même, c’est moi qui vous servirai.
— Merci, dit Michel avec humeur.
Et il planta ses dents dans la pulpe ferme et chaude. Comme un filet de jus coulait de ses lèvres à son menton, il se sentit ridicule et détourna la tête.
— Regardez, dit Tania.
Elle s’était baissée et creusait le sol au bord du sentier, avec une branche morte. Dans un trou, elle enfouit le noyau de sa pêche et le recouvrit de terre.
— Dans quelques années, il y aura un petit arbre à cet endroit. Ce sera un souvenir de notre rencontre. Elle est très importante pour moi, cette rencontre.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je devine qu’elle sera suivie de beaucoup d’autres. Nous deviendrons de vrais amis. Et nous verrons grandir le pêcher que nous avons planté…
Le souvenir de Volodia torturait Michel.
— Je n’ai pas le droit… Je n’ai pas le droit, murmurait-il. Je suis l’ami de Volodia.
— Vous serez aussi le mien.
— Il m’a chargé d’une mission…
— Vous l’avez accomplie. Vous êtes quitte.
Michel se tut et considéra longuement le sable du sentier où filaient des fourmis rouges, affolées. Puis il regarda le visage de Tania. Ce visage était si calme qu’il en fut étourdi.
— Quand nous reverrons-nous ? demanda Tania en remuant à peine les lèvres.
— Quand vous voudrez, dit Michel.
Il crut qu’il allait tomber sur le sol, foudroyé de honte et de joie.
— Eh bien, après-demain, ici même, dit-elle.
Et, tout à coup, elle s’écria :
— Oh ! Michel, je suis heureuse, heureuse !…
Le jardinier avait quitté les vignes et se rapprochait d’eux en clopinant. C’était un vieillard cassé, recuit, au menton hérissé de poils blancs et jaunes. Ses yeux étaient clairs comme des paillettes de mica. Il s’arrêta devant les jeunes gens et hocha la tête.
— Les fleurs attirent les tourtereaux, dit-il.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Igor Karpovitch ? demanda Tania.
— Si tu le demandes, c’est que ça t’intéresse. Et si ça t’intéresse, c’est que tu as compris, dit le vieux en riant à petits hoquets.
— Il est depuis vingt ans à notre service, dit Tania. Mais, de temps en temps, il nous quitte. Il part sur les routes pour visiter des monastères et se prosterner devant des icônes miraculeuses. Parle-nous de la Sainte Vierge qui a une blessure au cou.
— Il n’y a rien à dire, répondit Igor Karpovitch avec gravité. L’image de la Vierge, au monastère de Kharoubin, porte une blessure au cou. Et, le jour de l’Ascension, la blessure coule, coule à petites gouttes. Une année, c’est du sang. Et l’autre année, c’est du lait. Et, quand on a touché ce sang ou ce lait du bout du doigt, il vous en reste une tache sur la peau. Et cette tache ne s’en va qu’avec de l’eau bénite. Voilà la vérité.
— Et tu as vu couler ce sang ou ce lait ? demanda Michel.
— Comment donc, barine, si je l’ai vu ? Je l’ai vu comme tout le monde l’a vu.
— N’est-ce pas une supercherie ?
— Voilà comme vous êtes, les jeunes ! dit le jardinier. Le bon Dieu vous donne le soleil, le ciel, les fleurs et une jolie fillette à aimer. Et vous ne voulez pas qu’il donne un peu de sang et de lait à la Sainte Vierge. Ce n’est pas bien !
— Raconte à Michel Alexandrovitch ce que tu as rapporté du monastère, dit Tania.
— De petites pierres du jardin, dit le vieillard avec fierté. Elles sont chez moi, dans une soucoupe. Et, la nuit, elles se mettent à sonner comme des clochettes. C’est l’ange gardien qui les remue pour passer le temps.
— Peut-on les voir ? demanda Michel.
— Mais oui. Pourquoi ne pas les voir ? Ce sont des reliques. Tout le monde peut les voir. Il y a même des mendiants, ou des hommes de Dieu qui me demandent de les voir, et je ne leur refuse jamais. Alors, pourquoi vous refuserais-je de les voir, à vous ? Venez avec moi, et vous pourrez les voir…
Tania poussa Michel du coude et ils sourirent tous deux.
— N’est-ce pas qu’il est charmant, notre Igor Karpovitch ? dit-elle.
— Oui, dit Michel. Tout est charmant ici, la cabane, les roses, le jardinier.
— Et moi ?
— Suivons le jardinier, dit Michel, et il baissa les yeux.
La cabane du jardinier était bâtie à l’angle du jardin derrière un rempart de rosiers sauvages. La pièce où pénétrèrent les jeunes gens était basse, enfumée comme une caverne. Des oignons de fleurs s’alignaient au pied des murs, sur plusieurs rangs. Du plafond pendaient des toiles de sac, des cordes de chanvre échevelées et des tortillons de paille. La lumière d’une petite fenêtre carrée, à vitre grise, se reflétait dans les faïences d’un poêle russe. Au fond de la chambre, se dressait une sorte d’autel, surmonté d’icônes, d’amulettes et de rameaux bénits. Des veilleuses de verre rouge, où brûlaient des mèches trempées d’huile, éclairaient ces dorures et ces branchages. Igor Karpovitch s’arrêta devant les saintes images, s’inclina et se signa par trois fois. Puis, il prit sur une étagère une soucoupe pleine de cailloux blancs et s’avança vers la fenêtre.
— Les voici, mes petites pierres, dit-il. Je les ai choisies bien rondes, dans les jardins du monastère. Ce sont des pierres saintes. Pendant des siècles, elles ont entendu les prières qui venaient de la chapelle. Elles étaient là, toutes menues, dans la boue, et les cloches sonnaient, et les prêtres officiaient, et les chrétiens se signaient, et les chœurs chantaient, chantaient… Il leur en est resté quelque chose, aux petites pierres, de toutes ces cloches et de tous ces chants. Il leur en est resté quelque chose…
Michel et Tania s’étaient rapprochés du bonhomme. Le jardinier saisissait les pierres l’une après l’autre, précautionneusement, dans ses grosses pattes noueuses :
— Est-ce qu’elles ne sont pas belles ?
Michel observait ces doigts souillés de terre avec une attention respectueuse. Et il lui semblait qu’il était à cent lieues d’Ekaterinodar et de Volodia dans un pays de bonté.
— Touchez ces pierres, barine, lui dit le jardinier. Et toi aussi touche ces pierres, Tatiana Constantinovna. Et puis, vous ferez, tous deux, le signe de la croix. Et cela vous portera bonheur.
Michel se signa, engourdi par un bien-être étrange. Et Tania se signa également.
— Vous étudiez beaucoup et vous ne savez rien, dit Igor Karpovitch. Et moi, je remue la terre, et je pars pour un pèlerinage, et je rapporte des cailloux, et je suis plus aimable à Dieu avec mes cailloux que vous avec tous vos livres.
Tania passa une main sur son front, comme si elle s’éveillait d’un long sommeil.
— Oui, oui. Mais il est tard, il faut songer au retour. Ma calèche m’attend derrière le jardin. Vous partirez un quart d’heure après moi, Michel. Il ne faut pas qu’on se doute de cette rencontre…
Michel haussa les épaules. Tout était si simple dans la cabane du jardinier, sous la garde des icônes et des soucoupes de cailloux sacrés. Mais, dès qu’il s’agissait de fuir ce refuge, voici que surgissaient les tracasseries quotidiennes.