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— Dommage, murmura-t-il.

Igor Karpovitch avait rangé ses cailloux et regardait les jeunes gens en caressant sa barbe du bout des doigts.

— Partez, partez, mais vous reviendrez, dit-il. Les cailloux blancs veillent sur vous.

Il cligna de l’œil et ajouta :

— Je ne dirai rien à Constantin Kirillovitch !

Michel accompagna Tania jusqu’à la palissade. Il la vit contourner le lotissement et monter dans une calèche arrêtée à quelque distance de la propriété.

— Au revoir, cria-t-elle.

— À jeudi, cria Michel.

CHAPITRE VII

Ce dimanche, comme les dimanches précédents, Nicolas Arapoff quitta, sur le coup de quatre heures, la chambre qu’il occupait dans une haute maison de la rue Smolenskaïa et descendit dans la rue pour se mêler aux passants. Moscou était endolori de chaleur et de lumière blanche. Les commerçants, debout sur le pas de leur porte, chassaient les mouches à grands coups de torchon. Des charrettes revenaient du marché au fourrage de Smolensky. Au-dessus des toits, flambaient les cinq coupoles du couvent des Vierges. Nicolas marchait d’un pas régulier vers le pont Dorogomiloff. Il savait que Zagouliaïeff l’attendait là, debout, regardant l’eau, une cigarette collée à la lèvre. De très loin, il le reconnut. Nicolas n’aimait pas Zagouliaïeff. Mais la brusquerie hargneuse de son camarade lui semblait indispensable à son propre équilibre, à son propre bonheur. Alors que Nicolas était un fils de famille attiré par les idées libérales, Zagouliaïeff, typographe de son métier, se prétendait un technicien de la révolution. Nicolas, ayant subi les derniers examens de la Faculté de Droit, travaillait chez un avocat pour un salaire minime, mais recevait de son père des mensualités suffisantes pour lui permettre de fréquenter les théâtres et les concerts de l’Ermitage. Zagouliaïeff, en revanche, gagnait mal sa vie, crevait de faim et détestait ceux-là mêmes qui lui témoignaient le plus de sympathie. Nicolas rêvait. Zagouliaïeff agissait. Et ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre. En apercevant Nicolas, Zagouliaïeff cracha son mégot et s’avança vers lui en traînant les pieds. Il portait une casquette et des lunettes bleues. Son dos était voûté, ses bras pendaient le long de son corps comme des bras de singe. Il grogna :

— En retard, comme toujours.

Nicolas regarda sa montre :

— Mais non.

— Les montres des bourgeois sont toujours en retard, dit Zagouliaïeff.

Nicolas avait l’habitude de ses plaisanteries et ne marqua aucune surprise.

— En route, dit Zagouliaïeff. La séance doit avoir déjà commencé.

Ils se mirent en marche, sous le soleil violent qui leur brûlait la nuque et les épaules. À plusieurs reprises, Nicolas se retourna pour voir s’il n’était pas suivi.

— Tu te figures qu’on nous espionne ? dit Zagouliaïeff. Quel gamin ! Mais les autorités nous ignorent, mon cher. Nous sommes des zéros, des zéros. Seulement, attention, quand on a aligné suffisamment de zéros et qu’on place une unité par-devant, cela devient une armée !

— Qui sera l’unité ?

— Pas toi, en tout cas, dit Zagouliaïeff. Tu vis trop dans tes livres. Est-ce que tu es encore vierge ?

— Quel rapport ? demanda Nicolas en rougissant.

— Aucun. Un cérébral, voilà ce que tu es, un croqueur de systèmes, une théorie à deux pattes. Il est vierge ! À son âge ! Tiens, tu me dégoûtes ! Donne-moi une cigarette.

Nicolas tendit son paquet à Zagouliaïeff. Ils s’arrêtèrent un instant pour allumer une cigarette.

— Désignera-t-on aujourd’hui les camarades chargés de distribuer les tracts ? dit Nicolas pour changer de conversation.

— Probablement. Il faut bien faire quelque chose.

— Que penses-tu de Grunbaum ?

— Qu’il pourrait être un parent à toi, dit Zagouliaïeff avec un sourire.

— Pourtant, tu te rends à ses réunions.

— Il y a bien des gens qui vont à l’église sans croire à l’Immaculée Conception.

— Donc, d’après toi, nos assemblées sont inutiles ?

— Tout ce qui n’est pas action est inutile.

— Mais, avant d’agir, il faut parler.

— Le moins possible.

— Tu trouves que je parle trop ?

— Ne me fais pas tomber dans le défaut que je te reproche, dit Zagouliaïeff avec colère. Marche et tais-toi.

Il était près de cinq heures, lorsqu’ils arrivèrent au domicile de Grunbaum. La maison, bâtie en planches grises, disparaissait à mi-ventre dans un jardin d’herbes folles, de fougères et de chardons. Les volets étaient clos. Un chien grognait dans une niche en tôle. Zagouliaïeff frappa quatre coups espacés à la porte. La porte s’entrebâilla instantanément sur un visage de femme aux cheveux courts et à cravate noire.

— Mars et juillet, dit Zagouliaïeff.

— Entrez, dit la femme.

La salle de réunion était bourrée de monde. Une quinzaine d’hommes et de femmes étaient assis autour d’une longue table chargée de verres à thé et de grosses pâtisseries. Des lampes à pétrole éclairaient mal ce bouquet de visages et de mains nues. La fumée des cigarettes piquait les yeux.

Grunbaum, qui présidait la tablée, était un garçon potelé, aux cheveux roux et crépus, et au nez courbe. Il salua les visiteurs d’un geste de la main et leur désigna deux chaises demeurées libres près de lui.

— En retard, camarades, dit-il. Nous avons dû commencer sans vous la discussion de notre ordre du jour. Le camarade Visiroff a la parole.

Visiroff se dressa péniblement, ajusta des lorgnons sur son nez épais et mou, traversé d’une cicatrice pâle. Il avait un front bas et une courte barbe à double pointe où brillaient des miettes de gâteau.

— Ce que j’ai à déclarer, vous le savez tous, dit-il. Jusqu’ici, le temps a travaillé pour nous. À présent, c’est à nous de travailler pour le temps.

— La formule est belle, mais je demande une explication, dit Zagouliaïeff en lapant une gorgée de thé.

— Quoi de plus simple ? Nous sommes au début d’un règne. Sous Alexandre III, il valait mieux se taire et laisser fermenter les idées. « Le temps travaillait pour nous. » Sous Nicolas II, il vaut mieux agir, car le temps presse. « Il faut travailler pour le temps. »

— Les despotes passent et le despotisme reste, dit une lycéenne au visage pâle et aux yeux sombres de visionnaire.

— Non, s’écria Visiroff. Dans l’interrègne, il se produit un flottement de l’autorité. On révise les valeurs des renommées anciennes. Les ministres chancellent sur leurs sièges. Les intrigants se pressent aux portes du palais. On pense plus à gagner une place qu’à sonder les réactions des masses populaires. Avant que la stabilité soit revenue et que les titulaires des postes officiels se sentent assez solidement établis dans leurs fonctions pour se tourner vers nous, il faut agir…

— Très bien, dit Grunbaum.

— Alexandre III est mort depuis neuf mois. Cette année 1895 peut être cruciale, dit Visiroff. Mais, encore un an, et le pouvoir sera définitivement installé. C’est en pesant mes mots que je vous dis : à l’œuvre !

— Je souhaiterais connaître les moyens d’action que vous préconisez en face de la situation créée par « l’interrègne », dit Nicolas.

— La coalition de tous les groupes révolutionnaires autour d’un homme élu par les représentants de chaque groupe, dit Visiroff. Ensuite le déclenchement d’une vaste campagne de grèves par le noyautage du personnel des usines. Ensuite…