— Oui, ensuite ? dit Nicolas.
— Ensuite, la résistance armée aux représailles que déterminera ce mouvement de grève générale.
— C’est-à-dire la guerre civile ? demanda Nicolas.
— Oui, dit Visiroff.
— Je m’y oppose, dit Nicolas.
Il y eut un remous dans l’assemblée. Grunbaum frappa quelques coups de crayon contre son verre :
— La phrase du camarade Arapoff a justement ému les membres de notre réunion. Je demande en leur nom une explication immédiate.
Nicolas se leva et jeta un coup d’œil rapide à ce cercle de visages tournés vers lui. Zagouliaïeff buvait son thé et suçait un morceau de sucre entre chaque gorgée. Grunbaum prenait des notes sur un calepin. Visiroff, renversé sur sa chaise, les mains dans les poches, le nez au plafond, paraissait suivre les évolutions d’une mouche. Nicolas commença d’une voix basse :
— Camarades, je suis comme vous pour la révolution et l’institution d’un ordre nouveau. Mais révolution ne signifie pas guerre civile. Vous vous dites les amis du peuple, et vous voulez envoyer ce peuple au carnage. Vous vous dites partisans d’une grande idée, et vous doutez de la force intrinsèque de cette idée…
— Tâche de te défendre à coups d’idées contre un voleur armé, et tu verras qui de vous deux aura le dessus dans la lutte ! cria quelqu’un.
Il y eut des rires. Nicolas serra les poings et poursuivit :
— Je ne m’arrête pas à des plaisanteries de ce calibre. J’affirme que notre devoir n’est pas d’organiser des grèves et des attentats, mais de divulguer nos idées à travers la masse du peuple. Lorsque nous nous serons fait entendre de tous les ouvriers, de tous les paysans et de tous les soldats de Russie, lorsque nous aurons inculqué à ces hommes la notion de leur dignité, de leur utilité et de leur force, les maîtres de ce monde, effrayés par notre unité et par notre discipline, consentiront à traiter avec nous dans l’honneur et la fraternité.
Nicolas parlait avec chaleur. Mais, lorsqu’il s’arrêta pour reprendre haleine, il s’aperçut que les camarades ne l’avaient pas écouté. Grunbaum bâillait en se curant les ongles. Visiroff bavardait avec son voisin. Zagouliaïeff avait tiré un journal de sa poche et feignait d’en lire le feuilleton.
— Camarades, reprit Nicolas.
— Des mots, des mots ! cria la jeune fille pâle. On ne parle pas une révolution, on la fait !
— Certes, et nous la ferons, dit Nicolas avec fougue. Mais nous la ferons sans verser le sang et sans commettre d’injustice.
— Il n’y a pas de résultat tangible qui ne soit d’abord payé par le sang ! Vous êtes un narodnick, un socialiste des années quarante, un rêveur ! Lisez Pétrachevsky, Douroff et Dostoïevsky ! Ils ne parlaient pas autrement que vous ! dit un petit être jaune, aux paupières déchiquetées et à la barbe sale.
Zagouliaïeff étendit la main entre les deux adversaires et appela l’attention de l’auditoire en toussotant par trois fois.
— Camarades, dit-il, une controverse pénible vient de surgir dans cette assemblée. Je demande l’autorisation d’effectuer la mise au point qui s’impose. Le camarade Arapoff, ici présent, et dont nul ne conteste le dévouement et l’éloquence, a confondu arbitrairement la lutte sociale et la lutte économique. Or, il ne s’agit pas pour nous de susciter la guerre des ouvriers contre leurs patrons pour réaliser une amélioration de la situation pécuniaire et morale des ouvriers. Il ne s’agit pas de fomenter des grèves pour arracher aux propriétaires fonciers les avantages dus au prolétariat de la terre. Il ne s’agit pas de soulever les régiments pour obtenir l’abolition du salut militaire ou l’institution de la haute paye en temps de paix. Notre révolution n’est pas une révolution professionnelle, mais politique. Elle ne doit pas être faite par des ouvriers contre des industriels, par des paysans contre des propriétaires fonciers, par des soldats contre des officiers, mais par le peuple entier, sans distinction de classes, contre les classes possédantes, sans distinction de personnes.
— Bravo ! s’exclama Grunbaum.
— Je dirai mieux, poursuivit Zagouliaïeff en regardant Nicolas avec un mauvais sourire. Plus les ouvriers, les paysans et les soldats sont maltraités, plus les chances de la révolution s’affirment. C’est en appliquant la méthode généreuse d’Arapoff qu’on coulerait la révolution. C’est en appliquant la méthode brutale du gouvernement qu’on la sauve. Arapoff, le libéral, travaille contre nous… Je suis sûr, du reste, qu’il reconnaîtra son erreur et se rangera définitivement de notre côté. N’est-ce pas, camarade Arapoff ?
— Oui, oui, ne vous occupez pas de moi, dit Nicolas.
Il était las et triste. Son enthousiasme éteint, il ne lui restait plus au cœur qu’une impression de vacance honteuse. Il se leva, s’approcha d’une petite table chargée de bouteilles, se versa un verre de bière tiède et l’avala d’un coup, en fermant à demi les yeux. Autour de lui, la discussion se développait, âpre et sonore. Mais ce débat lui paraissait inutile depuis qu’il n’y participait plus. Peut-être avait-il eu tort de prôner la révolution pacifique ? Peut-être Zagouliaïeff avait-il raison de conseiller l’action immédiate et totale ? Peut-être même avaient-ils tort tous deux sans le savoir ? La fin justifie les moyens. Mais était-il possible que ce bavardage inoffensif, dans le pavillon de Grunbaum, fût le prélude authentique d’une révolution ? La voix de Zagouliaïeff bourdonnait à ses oreilles :
— L’ouvrier n’a vécu jusqu’à présent qu’avec une conscience professionnelle. Il faut lui donner une conscience politique. Il a limité son champ visuel au patron de l’entreprise. Il faut élargir ce champ visuel jusqu’au patron de l’empire. Il a été d’abord un ouvrier, ensuite un homme. Il faut qu’il soit d’abord un homme, ensuite un ouvrier…
— Nous ne voulons plus de pauvres ! cria l’homme aux paupières déchiquetées. Nous voulons des prolétaires !
— Qu’est-ce que le prolétaire ? demanda la lycéenne.
— C’est le pauvre qui a conscience de sa pauvreté !
La porte s’entrebâilla. On entendit dans l’antichambre :
— Mars et juillet !
Des inconnus entrèrent, essoufflés et graves. L’air devenait irrespirable. Les questions et les réponses se croisaient dans la tête de Nicolas.
— … Ne jamais choisir les meneurs parmi les ouvriers !
— Pourquoi ? Un ouvrier peut être un chef de file. Versez-moi du thé !
— Non. Un ouvrier qui parle aux ouvriers leur tient malgré lui le langage des ouvriers. Il rétrécit la propagande au cadre du métier. Il transforme la révolution en revendication partielle. Il nous faut des révolutionnaires dont la seule activité soit la révolution.
— Lisez Marx !
— Marx est dépassé !
— Les révolutionnaires… les narodniki… renversent le vieux monde…
« Renverser le vieux monde ? songeait Nicolas. Mais c’est renverser le tsar, l’Église, la famille, ma famille, mon père, ma mère, mes sœurs, tout ce qui m’est cher, tout ce pour quoi je mourrais avec joie. »
— Je sais, poursuivait Grunbaum, que la formation du révolutionnaire peut paraître dure à certains d’entre nous (il semblait à Nicolas que Grunbaum le regardait sévèrement en disant ces paroles). À ceux-là, je rappellerai que le bonheur de tous prime le bonheur de quelques-uns, que l’homme n’est pas fait pour aider et défendre ses parents, mais pour aider et défendre l’humanité entière, que nous ne devons pas vivre pour nos proches, mais pour notre prochain. La révolution, c’est d’abord la substitution du prochain aux proches.