Nicolas pressa ses deux mains chaudes contre son front. Grunbaum avait raison. Le régime actuel était à base d’égoïsme et d’inégalité. Les buts de la révolution étaient nobles et sincères. Il fallait tout sacrifier à la révolution. Des voix criaient :
— Il est urgent de poser la question cruciale et d’expulser du groupe ceux qui préfèrent la rêverie à l’action…
— La typographie Wilhelm est surveillée…
— Zakharine a été obligé de changer d’adresse…
Un chaos d’idées s’éboulait dans l’esprit de Nicolas. Après avoir combattu les théories de ses camarades, il se trouvait à nouveau dominé par leurs discours violents. Le danger même de leur entreprise le séduisait. Oui, c’était cela qui le retenait parmi eux. Il était le compagnon de ces hommes parce qu’il partageait leurs opinions, mais aussi parce qu’il devait renoncer à toute une part immense de lui-même pour demeurer auprès d’eux. La douleur de ce renoncement était grisante, irremplaçable. Tout à coup, il dit :
— Camarades, je reprends les paroles que j’ai prononcées. Je suis avec vous de tout cœur.
Aussitôt, il se jugea puéril. On allait se moquer de lui. Mais non. Grunbaum le regardait d’une manière affable.
— Je n’en attendais pas moins de vous, camarade Arapoff, dit-il. Au nom de nos amis, je vous remercie.
Des mains se tendaient vers lui. Zagouliaïeff lui siffla à l’oreille :
— Girouette !
Un sous-officier entra dans la salle en secouant des journaux au-dessus de sa tête. Tout le monde se mit à parler à la fois. Nicolas, étourdi, comprenait vaguement qu’il s’agissait de rédiger des tracts pour la distribution aux portes des usines.
— Il faut des paroles simples, disait la jeune lycéenne.
— Je propose comme titre « Suprême appel aux opprimés du régime. »
— Écrivez. « Le 13 juillet 1895, un ouvrier métallurgiste de Saint-Pétersbourg, Ivanoff, a été arrêté et fustigé par la police pour avoir quitté son travail dix minutes avant l’heure réglementaire. Le malheureux venait d’apprendre la mort de son père, malade depuis des semaines et abandonné sans soins sur un grabat. »
— Est-ce exact ?
— Non, dit Grunbaum. Mais ils n’iront pas vérifier.
— Je demande la parole, s’écria Nicolas Arapoff.
— Accordé.
— Camarades, dit Nicolas d’une voix tremblante, je sollicite l’honneur de distribuer ces tracts aux portes de l’usine Prokhoroff.
Puis il se tut. Il se sentait heureux et faible.
— Inscrivez le camarade Arapoff sur la liste des volontaires, dit Grunbaum.
Nicolas quitta la réunion dans un état d’exaltation qui l’inquiétait lui-même. Sa gorge brûlait. Un tremblement convulsif secouait ses mâchoires. Zagouliaïeff le raccompagna chez lui en fiacre et lui conseilla de se reposer.
— Non ! Non ! dit Nicolas. J’ai à travailler encore.
— Pourquoi ?
— Un projet d’article, tu verras… Mieux que jamais, je crois en notre victoire. Les camarades ont été contents de moi, je pense ?
Zagouliaïeff pinça les lèvres :
— Bien sûr ! Ils sont si bêtes !
— Et toi ?
— Moi, je t’attends aux actes, dit Zagouliaïeff.
Nicolas s’agrippa des deux mains à la manche de son compagnon et lui souffla en plein visage une haleine de fièvre :
— Écoute… Il ne faut pas que tu t’en ailles ainsi… Je voudrais que tu emportes quelque chose qui m’est cher, quelque chose qui me manquera… Prends, prends ce volume de Pouchkine, sur ma table. Regarde comme la reliure en est belle et l’impression soignée. C’est un cadeau de ma mère pour mes vingt et un ans. J’avais juré de ne m’en séparer pour rien au monde. Mets-le sous ton bras et file… file comme un cochon !
— Tu es fou ?
Non, non, je t’en supplie. Emporte ce livre.
Zagouliaïeff prit le volume, le feuilleta d’un doigt rapide :
— Ça vaut cher ce bibelot, dit-il.
— Oui, tu peux… tu peux le vendre si tu veux… le vendre… ou le jeter… n’importe quoi…
Lorsque Zagouliaïeff fut parti, Nicolas s’assit à sa table et commença la rédaction de l’article dont il avait parlé. Mais, très vite, il interrompit son travail pour regarder par la fenêtre le ciel qui changeait de couleur au-dessus des toits luisants.
CHAPITRE VIII
Michel et Tania se voyaient trois fois par semaine à la roseraie. Mais ils devaient, pour se rejoindre, inventer des prétextes qui ajoutaient encore aux charmes de leurs rencontres. C’est ainsi que, dès la quatrième sortie de Tania, Zénaïde Vassilievna s’était étonnée du brusque engouement de sa fille pour les promenades solitaires en calèche.
— Une enfant de ton âge et de ta condition ne peut pas se permettre des randonnées en voiture hors de la ville. Plus que jamais, tu dois surveiller ton comportement. Moins que jamais, tu dois donner prise à la médisance. Ta sœur restera chez nous une quinzaine de jours. Pourquoi ne sors-tu pas avec elle ?
Alertée par la semonce de sa mère, Tania dut révéler à Lioubov le secret de ses rendez-vous. Ce fut la mort dans l’âme qu’elle pria sa sœur de l’accompagner au jardin et de venir la rechercher vers sept heures du soir. Lioubov était enchantée par cette complicité sentimentale.
— Jure-moi que tu ne raconteras à personne le véritable but de mes promenades, dit Tania après avoir expliqué à Lioubov ce qu’elle attendait d’elle.
— Je te le jure, s’écria Lioubov. Mon Dieu, que c’est amusant ! J’ai hâte de t’aider dans ce projet romanesque. Quand le vois-tu ? Demain ! Oh ! ma chérie ! Je suis si émue ! Je mettrai ma robe rose. Et toi ?
— Je n’y ai pas réfléchi.
— Que tu es drôle ! C’est très important ! Tu es amoureuse, n’est-ce pas ?
— Je t’ai déjà dit que Michel était un ami.
— Oui ! Oui ! Il n’y a pas d’amitié entre un homme et une femme. Il n’y a que l’amour. Et cela vaut mieux ainsi. Quel dommage que tu aies le teint un peu brouillé, ces jours-ci ! Tu devrais manger moins de salaisons. Mais Michel ne remarquera même pas que tu as le teint brouillé. Tu vois, je suis une femme mariée, et je pourrais considérer de haut tes petites intrigues d’enfant. Eh bien, pas du tout ! T’a-t-il embrassée au moins ?
— Puisque je te répète qu’il n’y a rien entre nous qu’une grande estime, une grande confiance…
— Je sais, je sais. Tu ne veux rien dire. Mais c’est à votre visage que je devinerai vos sentiments. D’ailleurs, tu es toute rouge. Embrasse-moi ! Embrasse-moi donc !
Le lendemain, Lioubov revêtit une robe rose d’un luxe abondant, avec des manches de dentelle et des boutonnières bordées de galon noir. Son chapeau était soulevé par une explosion de plumes vaporeuses.
Tania considérait avec mauvaise humeur la toilette sensationnelle de la jeune femme. La présence de sa sœur dans la calèche qui les emportait vers le rendez-vous lui était intolérable. Lioubov babillait sans répit, poussait de petits cris perçants à chaque cahot et répondait au salut des passants avec de langoureux sourires. De temps en temps, elle soupirait et prenait la main de Tania dans les siennes.
— Tout de même, je ne suis pas tranquille, disait-elle avec gravité. Te laisser seule avec ce garçon !… Ma responsabilité est terrible ! Si encore je pouvais assister à votre entrevue !
— Non, dit Tania.
— Mais pourquoi ? Vous vous rencontrez en amis, n’est-ce pas ? Vous ne devriez donc pas vous gêner de moi ! Je me ferai toute petite…