« Qui tuera les serpents quand il ne sera pas là ? » se disait-elle.
Le jardinier les aimait tous les deux et les invitait parfois dans sa maison pour bavarder avec eux et lire dans les lignes de leur main.
— Une ligne de chance interminable. Tu auras trop de chance, ma petite Tania.
Tania riait. Mais Michel écoutait les paroles du vieux avec un air sérieux et triste. À ces instants-là, Tania se demandait si Michel ne l’aimait pas en secret et ne regrettait pas que leur liaison se bornât à une stricte camaraderie. Mais, très vite, elle chassait cette pensée absurde.
Michel, de son côté, était heureux de ses visites au jardin des roses. Pourtant, sa joie se tempérait d’une honte secrète. L’obligation où il se trouvait de cacher à Volodia ses rencontres avec la jeune fille lui devenait de jour en jour plus pénible. Il s’accusait de tromper la confiance de son ami et formait le serment de lui avouer tout et de quitter la ville. Mais, au moment de parler, il perdait courage. Ballotté entre le plaisir et le devoir, il prolongeait l’équivoque. Vraiment, il avait peine à se reconnaître dans cet individu conciliant et veule, qui préférait le mensonge au risque d’une explication. Comment Volodia ne devinait-il pas les tortures morales que traversait Michel ? Comment ne le pressait-il pas de lui confier la cause de son chagrin ? Mais Volodia était trop infatué de lui-même pour s’intéresser aux sentiments des autres. Il aimait mieux admettre, pour sa tranquillité personnelle, que tout le monde était content autour de lui.
Il arrivait souvent que Volodia, repris par de vieilles rancunes, attaquât la famille Arapoff devant Michel. Alors, il critiquait Tania, raillait ses toilettes, ou rapportait d’ignobles ragots sur le compte de Constantin Kirillovitch. Michel, au supplice, raisonnait le jeune homme, tout en s’efforçant de ne pas éveiller ses soupçons.
— Tu as tort de t’emporter ainsi, Volodia, disait-il. C’est ton orgueil qui te dicte ces paroles. Mais, en fait, tu sais très bien que Tania n’est pas une fille perdue et que son père est un médecin honnête et brave.
— Tu la défends à présent ? s’écriait Volodia. C’est admirable ! Mon meilleur ami soutient celle qui s’est moquée de moi !
— J’essaie d’être impartial…
— Quand on est mon ami, on ne peut pas être impartial, disait Volodia avec emphase.
À présent, Michel, qui était venu à Ekaterinodar dans l’unique espoir de revoir Volodia, souffrait de sa présence et évitait de le rencontrer seul à seul dans sa chambre. Lorsqu’il n’avait pas de rendez-vous avec Tania, il se réfugiait chez l’architecte chargé d’établir les plans de la succursale. Pour tuer le temps, il épluchait les devis avec rage, exigeait que l’entrepreneur l’accompagnât sur le terrain, convoquait des ingénieurs géologues et les lassait tous par ses exigences.
Le soir, il n’acceptait de sortit avec Volodia que s’il était assuré de retrouver quelques camarade au restaurant ou au théâtre municipal.
— Et toi qui prétendais détester le monde ! disait Volodia. Tu es plus mondain que moi, à présent !
Une nuit Volodia et ses amis ayant résolu d’aller « chez les femmes », Michel refusa de les suivre. Il devait rencontrer Tania le lendemain, à la roseraie. Cette seule perspective lui interdisait, semblait-il, tout rapport avec des créatures vénales.
— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? demanda Volodia. Ou bien tu es vierge, ou bien tu es amoureux ? Dans l’un ou l’autre cas, il faut faire passer la maladie…
— J’ai du travail, dit Michel.
— Laisse-le tomber.
— Non, non. J’ai reçu ce matin une lettre de mon père qui me réclame des précisions sur le devis de l’architecte. Et je n’ai rien de prêt…
— Il préfère un architecte à une petite femme ! Quel homme !
Michel accompagna les jeunes gens jusqu’à une bâtisse trapue aux volets clos, où ils s’engouffrèrent avec de grands rires. Puis, il remonta dans la calèche et ordonna au cocher de le ramener chez lui, en passant par la rue où habitaient les Arapoff. La maison des Arapoff se signalait de loin par ses fenêtres éclairées. Un lampion jaune brûlait dans le jardin. Des voix de jeunes filles se répondaient derrière la grille envahie de lierre. Michel reconnut le rire de Tania.
« Elle est avec ses parents, avec ses sœurs, avec son jeune frère. Elle dit des mots, elle fait des gestes dont j’ignorerai tout. Pense-t-elle à moi, seulement ? Souffre-t-elle comme moi de ne pouvoir parler à personne de nos rencontres ? » Michel ferma les yeux. Le parfum des acacias lui faisait mal à la tête. Sa joie était si douce et si triste qu’il ne savait pas lui donner de nom.
CHAPITRE IX
Nicolas s’arrêta au bord du trottoir et considéra d’un œil inquiet le mur d’enceinte de l’usine, en briques rouges. Devant le portail de fer, sommé de l’inscription « Manufacture des Trois Montagnes Prokhoroff », un agent de police bavardait avec le concierge. Le bourdonnement continu des machines empêchait leur conversation. Il semblait à Nicolas que le sol tremblait de fièvre sous ses pieds.
Une sirène mugit.
— Ce sont les ouvriers du chantier de bois qui sortent. Les nôtres ne tarderont pas, dit Zagouliaïeff.
Et il se mit à rire, sans raison, en plissant les paupières. Il lui manquait une dent.
Nicolas glissa la main dans sa poche et tâta le paquet de proclamations. Il avait passé toute la journée de la veille à rédiger et à tirer ces libelles à l’hectographe, dans la chambre de Zagouliaïeff. L’encre violette tachait les doigts, embourbait les plumes, coulait en pâte sur le placard blanc. Nicolas avait recommencé à sept reprises la rédaction de la première page. Il fallait que chaque lettre fût semblable à un caractère d’imprimerie, car la majorité des ouvriers ne savait lire que les affiches. Une fois la page calligraphiée et séchée, Nicolas et Zagouliaïeff avaient appliqué le papier sur la nappe gélatineuse de l’hectographe. Les documents humides jonchaient la chambre, envahissaient la table, les sièges, le lit et le rebord de la fenêtre. Pour imprimer la deuxième page du manifeste, Zagouliaïeff avait dû fondre la matière de l’hectogramme, la remuer et l’étaler sur une plaque de fer. L’air sentait la glycérine et l’encre brûlée. Le plafond, très bas, rabattait sur les visages une chaleur intolérable. Dans le poêle ouvert, il y avait du pétrole et des allumettes pour brûler les proclamations en cas d’alerte. Un camarade surveillait l’entrée de la maison. À onze heures du soir, le tirage et le brochage des tracts étaient terminés.
Maintenant encore, aux portes de l’usine, Nicolas doutait de son souvenir. Était-ce bien lui, Nicolas Arapoff, le fils chéri de Zénaïde Vassilievna, l’enfant rêveur d’Ekaterinodar, qui se trouvait à l’affût dans cette rue déserte ? Qu’avait-il de commun avec Zagouliaïeff ? Qu’avait-il de commun avec tous ces ouvriers aux pieds lourds ?
Zagouliaïeff croquait des graines de tournesol et crachait les écales, du coin de la bouche, avec désinvolture.
— Tu flanches ? dit-il.
— Non, dit Nicolas. Mais je suis fatigué.
— C’est la même chose.
Nicolas s’étonnait toujours de la haine que Zagouliaïeff paraissait nourrir à son égard. On eût dit que cet homme lui reprochait sa fortune relative, son visage régulier, ses vêtements corrects.