Nicolas releva la tête et son regard rencontra le regard du Christ. « Il a passé par mes doutes, par mes colères. À présent, il me contemple, avec commisération. Il sait que je l’aime malgré son échec, à cause de son échec. Il sait que cet échec le rapproche de moi. S’il avait triomphé, il aurait eu l’adoration froide et administrative qu’on dédie à Dieu. Mais, comme il a flanché, il nous appartient, il nous est cher, familier, précieux, et nous lui gardons dans notre âme une place intime. Nous ne nous gênons pas avec lui. Nous lui disons « Hein ? Quelle histoire ! Tout ça pour rien ! »
Nicolas frissonna et se signa d’une main tremblante.
— Je suis fou ! dit-il à mi-voix. Cette course m’a complètement détraqué le cœur.
Une vieille femme s’approcha de lui et s’agenouilla dans l’ombre du pilier. Nicolas la regarda à la dérobée. Elle avait un châle noir sur la tête. Sa face était plissée comme une pomme cuite. Elle se signait avec de petits gestes précipités de guenon. « Celle-là n’a pas mes doutes. Celle-là est heureuse. Et, pourtant, elle est pauvre, vieille, malade. Oui, mais voilà, c’est une idiote. Christ ! Christ ! rends-nous stupides pour que nous puissions croire ! »
En sortant de l’église, Nicolas glissa un rouble dans la main crasseuse d’un mendiant. Le mendiant, émerveillé, poussa un gémissement de gratitude. Comme Nicolas descendait les marches, il entendit l’homme qui murmurait dans son dos
— Je prierai pour vous, barine…
CHAPITRE X
Michel et Tania se tenaient au seuil de la cabane et regardaient le ciel d’orage, bourré de vapeurs de soufre et de touffes de rayons blancs. La jardin, hypnotisé par l’attente des pluies, était immobile, sombre, assoiffé.
— Oui, dit Tania, la lettre de Nicolas m’a causé une joie profonde. Je lui avais écrit pour lui annoncer ma rupture avec Volodia. Et voilà, il me félicite d’être restée libre. Il m’annonce son arrivée pour le mois prochain. Sans doute, il aurait voulu venir plus tôt, mais il a peur qu’on ne remarque son départ précipité de Moscou…
— Qui « on » ?
— Je ne sais pas. Mais l’essentiel, c’est qu’il m’aime et qu’il me comprenne. Vous ferez sa connaissance. Je suis sûre qu’il vous plaira.
— Pour que je fasse sa connaissance, il faudrait que je reste à Ekaterinodar jusqu’au mois prochain, dit Michel.
— Et vous ne voulez pas rester ?
— Je dois retourner à Armavir pour mettre mon père au courant des travaux. Je ne suis pas ici pour m’amuser, moi !
— Mais vous vous amusez quand même, n’est-ce pas ? dit Tania d’une voix rapide.
Et elle eut un regard d’interrogation effrontée qui bouleversa Michel.
— Restez, restez, reprit-elle en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Que deviendrai-je lorsque vous ne serez plus là ?
Michel fronça les sourcils.
— Vous vous êtes bien passée de moi avant de me connaître, dit-il.
— Mais depuis que je vous connais, je ne peux plus me passer de vous.
Une joie aiguë traversa Michel et le laissa pantelant. Il lui semblait brusquement qu’il participait à l’attente énervée et sourde du jardin.
— Je n’oublierai jamais, murmura-t-il.
Quelques gouttes molles et chaudes vinrent s’écraser sur le sol. Dans l’air monta le parfum de la poussière et de la verdure violentées. Un éclair mauve creva le ciel.
— La pluie, dit Tania.
Au loin, on entendit le roulement assourdi du tonnerre. Un coup de vent souleva des chevelures d’herbe dans la steppe. Des grelots tintèrent.
— Une calèche ! dit Michel.
— C’est vrai. On dirait que le bruit des roues se rapproche. Serait-ce mon amie qui vient me chercher déjà ? Il n’est que six heures.
Inquiets, ils coururent à la palissade, sans se soucier de la pluie rare qui leur mouillait les épaules. Par-dessus les piquets, on découvrait un bout de chemin défoncé qui rejoignait la grand-route. Une calèche à capote baissée filait droit sur le jardin.
— Ce ne sont pas nos chevaux, dit Tania.
Lorsque la calèche fut à cinquante pas de la propriété, Michel poussa un cri.
— Volodia !
Tania était devenue très pâle et claquait des dents.
— Quelqu’un l’a prévenu de nos rendez-vous, dit-elle enfin. Et il vient nous surprendre… Peut-être même cherchera-t-il à vous attaquer, à vous tuer ?… Ah ! C’est affreux ! Michel ! Michel ! Sauvez-vous ! Il y a une autre porte au fond du jardin.
Michel prit les mains de Tania dans les siennes et lui sourit doucement :
— Tranquillisez-vous, petite fille. Je connais Volodia, il n’agit pas, il crie !
Il s’étonnait lui-même de son calme. On eût dit qu’il était heureux de cette catastrophe. Oui, c’était bien cela : il était soulagé de n’avoir plus à feindre, à mentir. Il remerciait le ciel de lui imposer une explication qu’il n’avait pas su provoquer lui-même.
— Rentrez dans la cabane, Tania, dit-il. J’attendrai Volodia. Je lui raconterai tout. Et il repartira furieux, mais renseigné.
— Promettez-moi d’être prudent, dit Tania.
— Je n’aurai même pas à être prudent.
Il suivit des yeux la jeune fille qui s’éloignait vers la cabane, entre deux haies de roses fouettées par l’averse. La calèche s’était arrêtée et Volodia courait à longues enjambées maladroites dans la direction du jardin. Michel ouvrit le portillon et barra la route à son camarade.
— C’est bien ce que je pensais ! hurla Volodia.
Il était blême, les yeux méchants, la lèvre tordue par un sourire malheureux.
— Et c’est toi, reprit-il, mon ami, mon meilleur ami que je rencontre auprès d’elle ! Je t’ai chargé d’une mission, parce que j’avais confiance en toi. Mais tu as trahi ma confiance. Tu me le paieras !
— Je n’ai pas trahi ta confiance, dit Michel avec fermeté. Je t’ai rendu les lettres que tu as adressées à Tania. Tu n’aimes plus Tania. Est-ce une raison pour que je refuse de la voir ? Je peux être ton ami et le sien. Je ne suis pas forcé de haïr ceux que tu hais et d’admirer ceux que tu admires.