— Voici la petite reine !
— Oh ! son diadème, comme il brille !
Tania, engourdie et faible, regardait Michel. Et Michel – un peu raidi dans son frac funèbre, le col haut, les sourcils froncés, le menton dur – lui parut un étranger, tout à coup. Elle ne connaissait pas cet homme. Elle avait peur de cet homme. Mais, soudain, les yeux de Michel brillèrent d’une lueur tendre, et Tania se sentit rassurée. Elle prit le bras qu’il lui offrait, en souriant. Et tous deux montèrent dans la calèche. Le petit garçon porteur de l’icône s’assit en face d’eux sur la banquette. Deux gardiens tcherkess, le poignard à la ceinture et la main à l’étui-revolver, se hissèrent sur les marchepieds. Des cavaliers, aux tuniques grises et aux cartouchières astiquées, vinrent se ranger en caracolant de part et d’autre de l’équipage. Les parents, les sœurs, les garçons d’honneur et les invités s’installaient dans les voitures qui les attendaient en retrait de la porte. Et, sur un signe de Michel, le convoi s’ébranla, fendant la foule, dans la direction de l’église.
À ce moment précis, le projecteur s’alluma, embrasant toute la rue d’une clarté jaune d’incendie. Un cri de joie salua le miracle.
— La fête ! La fête ! hurlaient des voix gutturales.
Les trotteurs gris, effrayés, s’arrêtèrent, piaffant et balançant la tête. Le cocher se mit à jurer. Les gardiens tcherkess écartaient du poing et de la botte les curieux qui se pressaient autour de la calèche. Tania contemplait avec stupeur ces figures anonymes, sculptées à grandes balafres par la lumière vive du phare. Et, soudain, elle porta la main à sa bouche. Debout sur une borne, dominant la marée des bonnets de fourrure et des fichus d’étoffe, Volodia la regardait. Il avait un visage maigre et méchant. Tania poussa un faible cri et toucha le bras de Michel.
— Il est là, dit-elle dans un souffle.
Michel se pencha vers les gardiens tcherkess et leur dit quelques mots en dialecte. Instantanément, les cavaliers se massèrent en ligne sur le flanc de la calèche, dérobant Volodia aux yeux de la jeune fille.
Le cocher réussit enfin à maîtriser ses bêtes, et le cortège repartit à lente allure, dans le tintement des grelots et le crissement des cuirs cirés. Tania, mal remise de sa terreur, croyait vivre un rêve de folle. Ce crépuscule humain, bondé de bras, de bouches et de chapeaux, ces gardiens accrochés de part et d’autre de la voiture tels des anges maléfiques, ce bruit de sabots, de sonnailles, de selles grinçantes et de coups de fouet, tout cela composait une fantasmagorie facile qui lui fatiguait les oreilles et les yeux. Elle entra dans l’église comme dans une forêt. Les chœurs chantaient à pleine voix. Les fracs, les uniformes, les châles et les chapeaux à plumes ondulaient dans la lumière saccadée et pâle des cierges Zénaïde Vassilievna en corsage violet, Lioubov, rose et mordorée, comme une fleur vénéneuse, Nina, toute bleue et frêle, écrasée entre deux commères au chef empanaché. Tant de gens se sont dérangés pour voir Tania en robe blanche au bras de son fiancé ! Elle supporte à elle seule le poids de leur tendresse ou de leur inimitié. Mais qu’importent la tendresse ou l’inimitié des autres. Michel est auprès d’elle, sage et grave. L’amour de Tania refuse tout ce qui n’est pas lui. Les portes de l’iconostase s’ouvrent à deux battants. Le prêtre s’avance à la lisière du sol, gigantesque, étincelant d’or et de pierreries, et des paroles énigmatiques tombent de sa bouche sur les têtes basses des assistants. Il parle en arménien. Et Tania regrette un instant de n’être pas unie à Michel selon le rite orthodoxe. Mais, après tout, les deux religions sont voisines. Et le Dieu, à la barbe blanche et au regard sévère, qui siège dans les nuages mauves du plafond, est bien le frère de celui qui orne les églises d’Ekaterinodar.
— Tania, le cierge, murmure Michel.
Et Tania prend docilement le cierge allumé, décoré de rubans, de tulle et de fleurs fraîches. Les garçons d’honneur élèvent les couronnes de perles qu’ils tiendront au-dessus de la tête des fiancés pendant toute la cérémonie. Le parrain dresse une croix d’argent derrière le couple. Tout à coup, un chant monte, ample et sourd, comme une lame de fond. Les genoux de Tania se mettent à trembler. Il n’y a plus de sang dans son corps. Elle est pure et légère, comme une plume blanche. Elle aperçoit son père, tout près d’elle, avec un visage mélancolique et tendre, et sa mère qui se mouche, et la petite Nina qui s’essuie les yeux. La pitié qu’ils lui inspirent complète bizarrement sa joie.
Le prêtre offre déjà les alliances dans sa longue main jaune et fripée. L’instant solennel approche. Le mystère du sacrement est dans le cœur de Tania comme un vertige. « Encore quelques secondes, et nous serons unis pour toujours. » Le chant meurt sur un grondement de vague qui se retire. Michel se tourne vers Tania. Il lui sourit. Et son regard exprime une affection et une fierté inquiètes.
Les parents de Michel étaient restés à la maison, suivant la coutume arménienne, et attendaient les jeunes mariés sur le perron tendu de velours rouge. Lorsque Tania et Michel descendirent de la calèche qui les ramenait de l’église, Alexandre Lvovitch et sa femme s’avancèrent vers eux et, puisant à pleins doigts dans une corbeille enrubannée, leur versèrent sur les épaules des poignées de pièces d’argent et de riz. Des mendiants se jetèrent à quatre pattes pour ramasser les monnaies éparses, tandis que Tania et Michel secouaient le front et riaient en se tenant par la main. Puis un domestique apporta une couple de pigeons, que le père de Michel éleva un instant au-dessus des jeunes gens, et qui s’envolèrent soudain dans un vif battement d’ailes blanches. La foule poussa un cri de joie. Un Tcherkess, incapable de se contenir plus longtemps, tira un coup de revolver en signe d’allégresse. Une vieille femme hurlait :
— Longue vie et prospérité ! Longue vie et prospérité aux tourtereaux !
Enfin, la mère de Michel tendit aux lèvres de Tania une cuiller d’argent pleine d’un mélange de beurre et de miel, pour que la vie lui fût douce. Et le couple, suivi des invités, pénétra dans la maison des Danoff.
Aussitôt, un orchestre invisible ébranla la bâtisse d’un formidable éclatement de cuivres et de tambours. Les portes de la salle des fêtes s’ouvrirent à deux battants devant les jeunes mariés. Ils entrèrent, d’un pas timide, dans une pièce vaste, blanche et déserte. Des chaises et des fauteuils étaient rangés le long des murs, comme pour un bal de province. Le parquet de marqueterie blonde et brune reflétait durement les lumières. Les musiciens étaient juchés sur une estrade tendue de velours vert. À l’autre bout de la salle, une vieille femme noire était assise dans un voltaire monumental, entouré de fougères en pots : la grand-mère de Michel, l’aïeule redoutable, qui traitait ses fils grisonnants comme des galopins échappés de l’école. Depuis la mort de son mari, elle était l’arbitre de toutes les discordes intimes, la gardienne jalouse de toutes les traditions, la dispensatrice de tous les conseils, de toutes les réprimandes, et l’objet de tous les hommages de la tribu Danoff. Bouffie et cireuse, sous son casque de cheveux blancs, elle regardait venir, du fond de la salle, celle que son petit-fils avait choisie pour perpétuer la race. Tania, fascinée par cet œil sévère, mettait un pied devant l’autre comme une automate. La distance qui la séparait de l’aïeule lui paraissait interminable. À mesure qu’elle s’approchait du fauteuil, elle distinguait mieux les traits de la vieille femme, les sourcils broussailleux, les paillettes de jais dont la robe de deuil était semée, la main veineuse, crispée sur le pommeau en or massif d’une canne d’ébène. L’ancêtre demeurait immobile, hiératique et mécontente, et on eût dit qu’elle observait, au-delà des jeunes gens, le fantôme de ceux qui naîtraient de leur union. Tout à coup, elle éleva sa main droite, et Tania baisa respectueusement le bout de ses doigts morts. Alors, l’aïeule eut un sourire de fierté tranquille et dit d’une voix ferme :