C’était une vie comme tant d’autres, dans ce pays primitif et cruel. Nul ne pensait à plaindre celle qui avait ainsi gâché son existence. Personne ne comprendrait que Tania prétendît à un autre destin. La gorge de Tania était sèche, crispée. Des larmes lui montaient aux yeux. Une vieille la désigna du doigt :
— La voilà qui pleure, maintenant ! C’est trop tard ! La grand-mère ne peut plus rien te donner, ma fille !
Le soir, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, avec Michel, Tania fut prise d’un accès de fièvre. Michel voulut convoquer le docteur, mais la jeune femme s’y opposa :
— Ce n’est rien… Les émotions, la fatigue…
— Oui, dit-il, moi aussi je suis exténué… Cette mort inattendue, absurde, a bouleversé toute la maison.
— Je ne pense pas seulement à la mort, dit Tania.
Michel la regarda d’une manière si directe qu’elle se troubla un peu et baissa la tête.
— Quoi ? dit-il. Qu’y a-t-il encore ?
— Volodia est ici.
— Je le sais.
— Il habite l’hôtel d’en face.
— — Oui, depuis deux ou trois jours.
Tu trouves cela naturel, peut-être ?
Michel plissa les yeux, comme ébloui par une lumière désagréable.
— Volodia est libre de résider où bon lui semble, dit-il.
Le calme de Michel exaspérait Tania. En vérité, elle ne pouvait supporter qu’il parlât avec désinvolture d’un évènement qui ne la laissait pas en repos. Elle eût souhaité qu’il participât mieux à son inquiétude, qu’il entrât plus franchement dans son jeu. Mais il demeurait là, fatigué, sceptique, sûr de lui.
— Je suis heureuse, dit-elle, de voir que tu prends les choses avec philosophie. Sais-tu seulement combien de jours il compte passer ici ?
Michel dégrafait son col, dénouait sa cravate avec des gestes lents.
— Non, dit-il, deux ou trois semaines. Peut-être plus. Je l’ai croisé dans la rue…
— Il t’a parlé ?
— Parlé ? Nous ne nous saluons même pas. À ce propos, je voudrais te dire qu’il faudra renoncer à tes promenades en calèche. Volodia serait capable de t’accoster…
— Eh bien ? Je suis assez grande pour me défendre !
Michel redressa la taille et son visage devint sec et méchant.
— Je ne tiens pas à savoir tes raisons, dit-il d’une voix brève. Je me suis brouillé avec Volodia. Il est notre ennemi. Tu ne t’exposeras pas à le rencontrer. Ni lui ni sa femme. S’il n’est venu à Armavir que dans l’espoir de susciter un scandale, il en sera pour ses frais. Voilà tout.
Les promenades en calèche n’amusaient guère Tania. Mais, à l’idée d’y renoncer, elle se sentit prête à pleurer de rage :
— Même plus de promenades ?… Mais c’est la prison, alors ? Mais…
— Ni ma grand-mère ni ma mère ne se sont promenées en calèche hors de la ville, dit Michel. Et elles ne se sont jamais plaintes de leur soi-disant réclusion.
— Excuse-moi, s’écria Tania, mais je ne suis pas de la même race que ta mère et que ta grand-mère ! J’aime vivre ! J’aime rire ! J’aime…
— Il ne fallait pas m’épouser, Tania, dit Michel avec une douceur subite.
Et il posa sa main sur les cheveux de la jeune femme. Le poids de cette main était agréable. Tania se laissait faire, gémissante, furieuse et soumise à la fois. Tout à coup, elle saisit le bras de Michel et écrasa ses lèvres contre le poignet large et osseux.
— Jusqu’à quand vais-je t’aimer assez pour supporter tout ce que tu m’imposes ? dit-elle.
— Mais jusqu’à ta mort, Tania, dit Michel avec un sourire joyeux.
CHAPITRE IV
Le couronnement de l’empereur Nicolas II, au Kremlin, devait avoir lieu le 14 mai 1896. Dès les premiers jours du mois, toute la ville de Moscou s’était transformée en chantier bourdonnant. Une profusion d’arcs de triomphe, de tribunes, d’estrades et de chemins de bois poussait sur le parcours fixé pour le cortège. Des mâts géants se dressaient aux carrefours, avec leurs chevelures de bannières jaunes frangées d’or. Aux fenêtres des maisons, fleurissaient des guirlandes de papier gaufré. Çà et là, des bustes en plâtre de l’empereur et de l’impératrice s’incrustaient dans des niches de feuillages. Les marins de la flotte de guerre, jugés seuls capables d’effectuer des acrobaties à haute altitude, fixaient des ampoules électriques sur les clochers, les tours, les flèches et les coupoles du Kremlin. Une armée de charpentiers taillaient à la hache, dans le bois blanc, les aigles, les couronnes, les chimères, les rosaces et les chiffres impériaux, et les coloriaient sur place à grands coups de brosse.
Et, tandis que les préparatifs se poursuivaient avec fièvre, de tous les districts de l’empire arrivaient des maires de bourgades, des notables de villages, appelés au compte du gouvernement pour offrir à l’empereur le pain, le sel et les cadeaux d’usage. On les logeait tant bien que mal dans le vaste édifice en briques rouges du théâtre Korsh. Sept cents lits de fer et de planches avaient été dressés bord à bord dans le foyer, dans les couloirs, dans les loges et dans les galeries. La scène, l’orchestre et le parterre, privé de ses fauteuils, formaient un vaste réfectoire éclairé par des herses et dominé par les portraits de l’empereur et de l’impératrice, Polonais, Lituaniens, Tartares, Tcherkess, Géorgiens, Arméniens, Kirghizes, Kalmouks, se coudoyaient dans un effarant mélange d’uniformes et de dialectes. Nonchalants et dignes, ils promenaient à travers la ville leurs sabres courbes, leurs pelisses, leurs toques de fourrure, leurs bonnets pointus ou leurs turbans de soie qui faisaient la joie des badauds. Moins heureux que ces hôtes de marque, d’innombrables moujiks étaient venus à pied pour assister à la cérémonie. Ils avaient quitté leur hameau distant de plusieurs centaines de verstes, et ils s’étaient acheminés, avec leur balluchon et leur bâton, sur les routes détrempées par la fonte des neiges, vers la cité sainte où l’empereur leur avait donné rendez-vous. Arrivés dans la capitale des tsars, ils étaient noyés dans le flot gris du peuple moscovite. Où dormaient-ils ? Que mangeaient-ils ? La nuit, sous les portes des églises, sur les marches des chapelles extérieures, il y avait des troupeaux d’hommes et de femmes, couchés à même la pierre, recrus de fatigue, et qui ronflaient. Tous rêvaient du sacre de l’empereur et de la grande kermesse qui suivrait, sur le champ de la Khodynka, avec théâtre, cirque, orchestre et répartition de friandises et de gobelets au chiffre de Nicolas II.
Les cercles révolutionnaires suivaient de près les réactions du peuple à l’annonce des fêtes. La propagande parlée et la distribution de tracts aux portes des usines avaient été accélérées pendant les trois semaines précédant l’arrivée des souverains dans leur ville. Pour sa part, le groupe de Grunbaum avait dépêché des émissaires dans les quartiers pauvres de Moscou, afin de décourager, dans la mesure du possible, l’enthousiasme des petites gens. Ces émissaires racontaient qu’une icône s’était détachée du mur pendant qu’on célébrait un office à la gloire des souverains dans l’église Saint-Vladimir, sur la Loubianka, que la couronne de l’empereur était trop grande et que les orfèvres avaient refusé de la rétrécir, que de nouveaux impôts seraient levés pour payer les fastes du couronnement, et même qu’on avait décidé de se saisir de mille trois cents moujiks, de leur tondre la tête et de disposer ces crânes glabres dans la foule pour dessiner le chiffre impérial en rose sur fond gris.