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Une lueur sale usa le ciel, au-dessus des cabanes. Un hurlement prolongé jaillit des entrailles de la terre.

— Le matin ! Voilà le matin !

Près de Nicolas, une femme torchait son marmot avec un papier journal.

— Il n’y en a plus pour longtemps, dit quelqu’un.

— On pourra dire qu’on l’a bien gagnée, notre fête !

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dormir là ou ailleurs !

— Il paraît que l’empereur va donner une vache à chacun de ses sujets.

— Qui t’a dit ça, imbécile ?

— On nous donnera un gobelet de deux kopecks, et voilà tout !

— Oui ! Oui ! C’est Berr qui les a fait fabriquer à l’étranger, ces gobelets. Et il empochera l’argent…

Nicolas se rappela les tracts qu’il avait mission de distribuer. Mais une impuissance maladive endormait son esprit. Les paroles qu’il eût souhaité adresser à cette foule n’étaient plus des paroles de révolte, mais d’apaisement. Il avait peur. « Tant pis… Je jetterai les tracts dans la fosse… Zagouliaïeff n’en saura rien… Et, plus tard… plus tard, je me rattraperai… » Il songea encore au paysan estropié qu’il avait vu sur la place Rouge. « Lui aussi attend depuis des heures le droit d’acclamer le tsar. Et ils sont des milliers, des milliers comme lui ! »

Tout à coup, un cri de femme domina la rumeur morne de la populace :

— On se moque de nous ! Les distributeurs sont à leurs postes ! Et on nous laisse geler sur place !

— Oui ! Oui ! répliquèrent des voix rudes. On se moque de nous ! Qu’on laisse entrer le peuple !…

Des sonnailles retentirent sur la route. Les pompiers venaient prendre leur faction dans l’enceinte. En passant, ils se firent délivrer les paquets auxquels ils avaient droit. Une huée générale accueillit leur défilé devant les baraques. D’un bout à l’autre du champ, ce n’était qu’une seule clameur :

— Pourquoi eux et pas nous ? Ils n’ont pas attendu ! Ils ont dormi dans leur lit ! Et nous, on gèle ! Laissez-nous entrer ! Laissez-nous entrer !

Le bétail humain tremblait, flottait autour de Nicolas et, là-bas, devant les baraques, on distinguait, dans la lueur pâle du matin, des bourdonnements de mains brandies, des tournoiements furieux de visages, des éboulements de fichus rouges et de bonnets.

— Les portes ! Ouvrez les portes ! gueulait la foule.

Nicolas avait grand-peine à se maintenir sur le bloc de pierre qui lui servait d’observatoire. Soudain, il vit, près de la ligne des boutiques, des balluchons blancs qui volaient et tombaient dans la foule, au petit bonheur.

— Qu’est-ce qu’ils font ? cria la femme qui tenait son bébé dans les bras. Ils vont les rendre fous ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Protégez-moi !

À ce moment, Zagouliaïeff rejoignit Nicolas. Dans sa face maigre, jaune, suante, ses yeux gris brillaient de cruauté. Il glapit d’une voix enrouée :

— Camarades ! Les agents du tsar ont perdu la tête ! Ils jettent les cadeaux au hasard ! Tant mieux pour ceux qui les attrapent. Tant pis pour ceux qui les manquent. Il n’y en a pas assez pour vous servir tous. Quatre cent mille gobelets, et nous sommes plus d’un million. En avant, sur les baraques ! En avant et vous aurez de quoi manger !

Il leva les deux poings et cria encore :

— En avant !

Des jurons lui répondirent.

— Les voleurs ! On a attendu pour rien !

— Oui ! Oui, pour rien ! répétait Zagouliaïeff.

Nicolas lui saisit le bras :

— Tu es fou ! Que se passe-t-il ?

Zagouliaïeff, tête nue, la cravate déviée, la lèvre barbouillée de salive, murmura vivement :

— Les distributeurs ont fait la gaffe. Berr et Ivanoff ont cru calmer la foule en lançant quelques paquets dans le tas. À présent, c’est la bagarre pour les premiers gobelets, devant les cabanes.

— Mais c’est affreux !

— C’est magnifique ! C’est grandiose ! Le tsar a trahi son peuple ! Au lieu de réjouissances, il lui offre un bain de sang !

Et, de fait, au bout du champ, devant les kiosques pavoisés, un tumulte furieux secouait les premiers rangs de l’assistance. Nicolas, éperdu, dressa les bras en croix et cria d’une voix blanche :

— N’y allez pas ! N’y allez pas ! Ils se battent…

Un hurlement atroce lui coupa la parole. À l’autre extrémité de la Khodynka, les planches, recouvertes de terre, qui masquaient les puits de l’Exposition, cédaient dans un craquement sourd. La foule s’engloutissait pêle-mêle dans les trous. Des râles, des sanglots, des coups de sifflet venaient de l’horizon.

— La colère de Dieu est sur nous ! piailla une paysanne au visage extatique.

Entre-temps, les organisateurs, épouvantés, avaient ordonné l’ouverture de l’enclos, quatre heures avant l’heure fixée au programme des fêtes. Zagouliaïeff grimpé sur la pierre, à côté de Nicolas, vociférait :

— Ils ouvrent les portes ! Qu’attendez-vous ?

Son conseil ne put être entendu que par un petit groupe, mais toute la meute, mystérieusement avertie, s’anima, s’ébranla. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, un cheptel compact, une marée irrésistible, progressaient vers le gouffre. Nicolas, pris dans le mouvement, se sentit arraché de sa place et poussé dans la carrière. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable, butaient contre des cailloux, contre des racines. Devant lui, il voyait un déferlement de dos ronds qui roulaient vers le fond de la fosse. Derrière lui, en tournant la tête, il apercevait une armée redoutable qui s’avançait vers le bord croulant de la tranchée, hésitait, plongeait à petits pas dans un nuage de poussière, dans un grondement de cataracte délivrée. Des femmes trébuchaient et ne se relevaient pas, submergées par le flot. Nicolas, bousculé, froissé, déchiré, gravissait à présent le versant opposé du ravin. La populace le pressait de toutes parts. Des moujiks hagards s’accrochaient à ses jambes, à ses bras. Des visages suants se collaient à son visage. Des yeux éperdus rencontraient ses yeux.

— Ayez pitié ! Ayez pitié de mon enfant ! bramait une femme effondrée dans un trou, les jupes troussées, la face barbouillée de sang noir.

Mais la multitude passa lourdement sur la malheureuse, dont les cris s’éteignirent bientôt. Ainsi, contre les bords escarpés, dans les crevasses de sable, des centaines de misérables s’abattaient, à bout de souffle, et la charge furieuse écrasait leurs corps. Nicolas balbutiait :

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible !