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— Eh bien, appelez-le ! Mais cela ne m’empêchera pas de vous dire votre fait, ma bonne. Oui, moi, qui suis une canaille, un vicieux, un paresseux, un menteur, un monstre, moi, dont on raconte que je viole des paysannes et entretiens les amants de ma petite femme chérie, moi qui fais le mal par conviction, je prétends vous dicter la conduite qu’il vous importe de suivre. Il fait chaud. Ça sent Dieu sait quoi dans cette pièce : le renfermé, les chiffres, la misère !

Il s’épongea le front et les moustaches avec un mouchoir. Olga Lvovna recula de quelques pas vers le mur. Mais il ne la lâchait pas des yeux, et un gros sourire rouge ouvrit tout à coup sa barbe.

— Vous méritez mieux que vous-même, dit-il.

Elle ferma les paupières, parcourue par un long frisson qui la laissa les épaules douloureuses. Que se passait-il ? Elle ne voulait plus qu’il s’arrêtât de parler. Il lui plaisait d’être à la merci de cet homme horrible. Jamais, depuis le suicide de son mari, elle n’avait senti une puissance aussi obtuse, aussi mâle, battre en brèche sa propre décision. Tous ses débiteurs tremblaient devant elle, mais celui-ci lui tenait tête enfin, avec des cris et des gestes furieux. Et, à cause de cette audace, elle redevenait une femme débile, la jeune compagne de Philippe Savitch Bourine, l’épouse humble et malheureuse, la servante.

— Si jeune encore ! répétait Kisiakoff. Cinquante ans au plus ! Une bagatelle !

Il se mit à rire franchement. Quelle drôle de petite bonne femme ! Comment était-ce, sous sa robe ? Elle devait avoir un corps exigu et cassant, avec des hanches plates, des seins dégonflés. Rien ne l’amusait davantage que d’imaginer les femmes dans leur nudité. Cette vision lui rendait son assurance devant les créatures les plus inaccessibles. Déshabillées du regard, elles n’étaient plus que du gibier d’alcôve.

Il cligna de l’œil :

— Vous pourriez être jolie en vous arrangeant mieux. Hein ?

— Taisez-vous ! implora Olga Lvovna.

À présent, elle contemplait avec extase les grosses mains de Kisiakoff, rouges et velues, qui pendaient de part et d’autre du pantalon. Elle évoqua ces mains, caressant des épaules, des seins de fillettes, étranglant un oiseau. Puis, elle frémit et sentit ses joues s’enflammer, son regard se brouiller de larmes.

— Laissez-moi ! Vous me faites mal ! dit-elle.

— Vous laisser au moment où vous devenez raisonnable ? Allons donc ! s’écria Kisiakoff. Ma petite dame desséchée, mon petit oiseau oublié, il faut m’écouter jusqu’au bout. Changez de toilette, bannissez les housses de vos meubles, tirez ces rideaux pour accueillir le soleil dans votre chambre et dans votre cœur. Et les hommes viendront à vous comme un troupeau de moutons dociles. C’est si bon d’être courtisée ! C’est si criminel de s’interdire le passe-temps de l’amour ! Vous avez bien envie, parfois, de sentir deux bras qui vous entourent…

Sa voix s’enrouait. Le sang gonflait une grosse veine sur son front.

Olga Lvovna se laissa tomber dans un fauteuil et cacha dans ses mains sa figure fiévreuse :

— Partez, je vous en supplie…

— Deux bras d’homme, une bouche d’homme ! Toutes les délicieuses cochonneries ! Ça vous tourmente ? Et c’est en votre honneur !… Dieu n’aime pas qu’on méprise les plaisirs qu’il met à notre portée. Dieu veut qu’on jouisse de son monde à pleine peau. Car, dès votre naissance, vous êtes invité à la table de Dieu. Et un invité ne refuse pas les plats préparés par son hôte. Ne blessez pas votre hôte, ne blessez pas Dieu par l’abstinence.

Il leva les yeux au plafond. Comme sa tête était renversée, on voyait son cou nu sous la broussaille épaisse de la barbe.

— Dieu vous bénira comme il me bénit ! dit-il encore. Je prierai pour qu’il vous éclaire. Mais, déjà, je sais que sa lumière est sur vous.

Ayant dit, Kisiakoff se prosterna devant Olga Lvovna, qui se signait à petits gestes mesquins.

— Que racontez-vous là ? bredouilla-t-elle. C’est… c’est peut-être un sacrilège !…

— Non, ma noble colombe ! Non, mon ange radieux ! Ce n’est pas un sacrilège, c’est un ordre divin que mes lèvres impies vous transmettent fidèlement ! J’ai l’air d’une truie. Mais je suis près du ciel ! Alléluia ! Je vous ai délivrée du démon !

Et Kisiakoff appuya ses lèvres chaudes sur les mains abandonnées d’Olga Lvovna. Elle poussa un faible cri. Des larmes coulaient sur ses joues maigres.

— Pleurez ! Pleurez » dit Kisiakoff. Et moi aussi, je vais pleurer. Mais de joie. Je reviendrai vous voir. Je vous guérirai malgré vous…

— Oui… revenez, dit-elle d’une voix usée.

Kisiakoff se dressa péniblement et tira ses manchettes :

— Au revoir, ma petite miraculée. Vous penserez au délai que j’ai sollicité de vous. Dans deux, ou trois, ou quatre mois, je verserai le solde…

— Ne parlons plus de ça ! soupira-t-elle.

— Oui, dit-il gravement. Ne parlons plus de ça. Ces questions sont indignes de notre amitié, de notre alliance secrète !

Son front ruisselait de sueur. Ses prunelles brillaient d’un éclat sauvage. D’un geste prompt, il tira les rideaux, et le soleil bondit dans la pièce. Kisiakoff frappa des deux poings sa large poitrine bombée.

— Le soleil ! dit-il. Vous redevenez une créature du soleil ! Une créature de Dieu ! Olga Lvovna, mes hommages sont à vos pieds.

Il pencha le buste dans un salut impeccable, pivota sur les talons, et gagna la porte sans se retourner.

Dans le vestibule, il se heurta à Volodia qui revenait du Cercle.

— Vladimir Philippovitch ! s’écria Kisiakoff. Je ne vous aurais pas reconnu ! Comment va votre charmante femme que je n’ai pas encore l’honneur d’avoir vue ?

— Bien, dit Volodia d’une voix sèche.

— Votre mère m’a dit que vous comptiez vous installer ici, avec votre épouse. C’est une excellente idée. Olga Lvovna s’ennuie toute seule. La maison est grande.

Volodia retirait ses gants d’un geste nerveux. Puis, il prit une lettre sur la table de l’entrée, l’ouvrit, la parcourut du regard.

— Des nouvelles d’Armavir ? demanda Kisiakoff avec un sourire mielleux.

Volodia avait rougi brusquement.

— De mauvaises nouvelles, peut-être ? reprit Kisiakoff.

— Non, dit Volodia. Tout va bien. Vous m’excusez ?

Et il s’éloigna dans la direction du salon. Kisiakoff haussa les épaules et prit le chapeau, les gants et la canne que lui présentait un valet de chambre soupçonneux.

La rue dormait, engourdie de chaleur et de silence. Les blocs des maisons étaient saisis dans le bleu éclatant du ciel, comme dans la pâte d’une céramique. Une odeur de poussière et de crottin desséché doublait l’arôme têtu des feuillages. Quelques rares passants suivaient le trottoir de la rue Rouge, et ils avaient des mouvements économes de nageurs. Kisiakoff monta dans sa calèche, déboutonna sa veste, enfonça son chapeau sur les yeux. Il était satisfait de son entrevue avec la vieille Bourine. Il savait déjà qu’il avait secoué la malheureuse et qu’il obtiendrait d’elle tous les délais dont il aurait besoin. Peut-être lui faudrait-il devenir l’amant de cette créature décharnée ? Cette perspective ne lui déplaisait pas outre mesure. Il y avait dans cette femme une sorte de virginité noire et rance qui l’attirait malgré lui. Sûrement, elle était à découvrir et à salir autant qu’une jeune fille. Mais, alors que les jeunes filles sont fières de leur corps et de leur visage, la mère Bourine ne pouvait qu’être honteuse des siens. Ses pudeurs seraient comiques, pitoyables. Kisiakoff cligna des paupières et sentit que la tête lui tournait un peu. Le sang battait dans ses oreilles à tapes régulières. Il appuya un doigt sur la grosse veine de son front. Et, tout à coup, il lui sembla qu’il n’était plus seul dans la calèche. Quelqu’un était assis près de lui, ou derrière lui. Il rouvrit les paupières. Personne. Le dos du cocher se dandinait mollement sur le siège. Une mouche se promenait sur le drap bleu de sa tunique. Le cheval hennit et lâcha une bordée de crottin.