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La séparation fut pénible, Zénaïde Vassilievna sanglotait sur le quai de la gare. Constantin Kirillovitch était pâle et ne savait plus sourire. Lorsque le train s’ébranla, Akim vit sa mère qui chancelait un peu et se retenait au bras du docteur. Akim cria :

— À bientôt !

Mais sa voix se perdit dans le fracas des roues.

Une autre désillusion attendait Akim au pays de la guerre. Les informations de Russie le poursuivaient de station en station sur la ligne du transsibérien. Rébellion à Cronstadt, jacqueries sur la Volga, oukase portant adoucissement des condamnations politiques, réunions gouvernementales pour l’élaboration des projets de réformes, famines, grèves… Étaient-ils devenus fous à l’arrière ? Fallait-il que l’armée se détournât des Japonais pour tomber sur les libéraux de Russie ? Dans le compartiment, Akim ne retrouvait plus cette atmosphère de mâle gaieté, de courage modeste, qu’il avait admirée lors de son premier voyage vers l’Est. Les officiers qui lui tenaient compagnie avaient des visages faibles et irrités. Ils parlaient de pertes énormes en hommes et en matériel. Certains, même, n’hésitaient pas à souhaiter la fin de la guerre à n’importe quel prix. Dernière nouvelle : le ministre Witte avait quitté Saint-Pétersbourg pour se rendre aux États-Unis. Là, il rencontrerait les représentants du gouvernement japonais. Il ne s’était déplacé que pour demander la paix, sans doute. Mais, si les conditions japonaises se révélaient trop dures, il refuserait son accord. Et, alors, tout serait à reprendre. Ces officiers d’une race médiocre vivaient dans l’espoir que les hostilités cesseraient avant leur arrivée au front. Sans l’avouer encore, ils misaient sur l’habileté de Witte et la désorganisation incurable de l’armée russe. Ils lisaient les journaux avec fièvre. Les soldats aussi, dans leurs wagons à bestiaux, réclamaient des journaux. On eût dit, vraiment, que les journaux leur étaient devenus aussi indispensables que le thé traditionnel et les munitions de campagne.

— Des journaux ! Des journaux !… Witte a dit… Witte a décidé… Witte ne permettra pas… Il paraît que les zemstvos… La fraction social-démocrate… Le système électoral…

Pour d’obscures raisons d’opportunité, Akim ne devait pas rejoindre sa formation primitive, mais un autre escadron de cosaques de Sibérie, dont le commandant et les officiers lui étaient à peine connus. Ce fut le 23 août qu’il atteignit son cantonnement, dans le village de San-Tchi-Goou. Le 24 août au matin, il prenait le thé, sous la tente, avec ses nouveaux compagnons d’armes. On l’interrogeait avec inquiétude :

— Que dit-on en Russie ?… Parle-t-on sérieusement de la paix ?… Est-ce pour bientôt ?… Est-il vrai qu’un manifeste impérial du 6 août n’a promis la création d’une Douma que pour calmer les révolutionnaires ?…

Tandis qu’Akim répondait à contrecœur aux questions de ses camarades, un officier à cheval s’arrêta devant la tente. C’était un tout jeune homme. Sa face ruisselait de sueur. Ses yeux pâles étaient agrandis par une sorte d’effroi religieux. Il criait quelque chose d’une voix enrouée.

— Que dis-tu, Bouratoff ? demanda le voisin d’Akim.

Bouratoff sauta de son cheval, entra dans la tente en courbant le dos. Tout le monde se taisait. Une même angoisse fermait tous les visages. Le jeune officier jeta sa casquette par terre et dit :

— La paix est signée, messieurs.

Une masse de plomb tomba sur les épaules d’Akim.

— Quoi ? Quoi ? Comment pouvez-vous… ? s’écria-t-il.

— La paix, mes amis, répéta Bouratoff en s’asseyant sur une caisse. Je viens de lire le télégramme officiel.

Akim baissa les paupières. Il se sentait écœuré et las, fâché contre quelqu’un et trop faible pour exprimer sa colère. Un silence funèbre écrasait l’assistance. De grands gaillards hâlés, aux uniformes poussiéreux, aux bottes crottées, penchaient le front et n’osaient plus se regarder les uns et les autres. On eût dit qu’ils veillaient un mort. Une voix prudente demanda :

— Leurs conditions sont peut-être acceptables ?

— Aucune condition n’est acceptable, dit Bouratoff. En signant la paix, nous avouons notre défaite. Nous rentrons chez nous, en vaincus.

— Ça vaut mieux que de ne pas rentrer du tout, murmura un autre.

— Paroles indignes d’un officier, monsieur, s’écria un vieux capitaine à la moustache grise. Vous me faites honte !

Et il se moucha bruyamment.

— Voici la copie du télégramme, dit Bouratoff.

Akim sortit de la tente à lentes enjambées. Il pensait à Namikaï tout à coup : « Il n’y aura pas la paix. Il n’y aura pas la guerre. Il y aura un télégramme. » Le pauvre Namikaï avait raison. Que n’avait-il vécu assez longtemps pour l’arrivée de ce télégramme ? Tant d’héroïsme et d’abnégation dépensés en pure perte ! tant de sang gaspillé, tant de chair meurtrie pour rien ! Akim avait fui l’arrière pour échapper à la honte, mais il retrouvait cette même honte à l’avant. Les armées russes pouvaient vaincre, devaient vaincre. Leur triomphe aurait rehaussé le prestige du tsar. Mais les socialistes veillaient. De grève en grève, d’émeute en émeute, ils avaient détruit la confiance de l’empereur dans sa toute-puissance. Ils l’avaient contraint à douter de lui-même et de son armée. Grâce à eux, la grande Russie capitulait devant un Japon minuscule. Et des officiers applaudissaient à ce désastre.

Akim marchait comme un visionnaire entre les tentes blanches. Le soleil lui cuisait la nuque. Des mouches vertes bourdonnaient autour de sa figure en feu.

Devant lui, un cosaque, accroupi au seuil d’une guitoune, fendait du bois pour chauffer le thé. Il avait un bon visage rond et naïf. Sa hachette luisait gaiement. Il chantait en cadence :

Sans me nourrirsans mabreuver,

Elle me jeta dans la rivière

Au refrain, il relevait la tête :

 

 La-laïla-laïla

Sa voix s’envolait, loin, au-delà du camp de toiles blanches. Il ne savait pas encore, celui-là. Il était heureux. Pauvres soldats ! Pauvres officiers ! Pauvre tsar ! Pauvre Russie ! Un sanglot se gonflait dans la gorge d’Akim. Il se détourna, porta les mains à sa figure, comme pour cacher sa honte. Et des larmes chaudes lui montèrent aux yeux.

À Moscou, les troubles révolutionnaires, qui s’étaient apaisés au printemps, reprirent de plus belle après la signature de la paix de Portsmouth. Cette paix ne contentait personne. Les bellicistes trouvaient qu’on l’avait signée trop tôt et que l’armée russe aurait pu vaincre ses adversaires, avec le temps. Les pacifistes estimaient qu’on l’avait signée trop tard et qu’on avait ainsi sacrifié des milliers de vies humaines pour un idéal impérialiste odieux.

Le 19 septembre, les compositeurs de l’imprimerie Sytine se mirent en grève : ils réclamaient que les signes de ponctuation fussent comptés comme caractères dans le calcul du salaire aux pièces. Toutes les typographies de Moscou cessèrent aussitôt leur travail, par esprit de solidarité. Cette querelle de points et de virgules gagna rapidement le syndicat des cochers qui brûla le tsar en effigie, le syndicat des boulangers qui exigea l’élargissement des détenus, le syndicat des cheminots qui menaça d’interrompre le trafic ferroviaire du pays. Les grévistes ne demandaient plus un ajustement de leur paie, mais les libertés civiques, l’amnistie générale et la convocation d’une Assemblée constituante. La ville était bondée de chômeurs qui déambulaient par bandes dans les rues, chantaient LInternationalerenversaient les voitures et huaient les emblèmes de l’empire. L’eau était coupée, puis revenait par miracle. Mais la ville manquait d’électricité. Et on ne trouvait plus de bougies. L’électricité était rétablie, mais le téléphone s’arrêtait. Le prix des denrées alimentaires augmentait de jour en jour. Michel constituait des réserves de siège dans les caves de sa maison. Tania n’osait plus sortir. La nourrice sanglotait et voulait retourner chez elle.