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Deux heures environ après avoir quitté la maison des Danoff, Volodia était tiré du sommeil par la sonnerie du téléphone à son chevet. La voix de Tania, lointaine, enrouée, l’appelait comme à travers un songe. Mais, dès les premiers mots, il comprit qu’il ne rêvait pas. Une terreur panique s’empara de lui. Il bégayait :

— Quoi ? Quoi ? Mais tu es folle ?… Mais pourquoi lui avoir dit ?… Sa décision ?… Il te racontera ce qu’il voudra !… Mais de là à le croire ?… Il est capable de tout !… De tout, tu entends ?… Tiens-moi au courant… Demain matin, dès qu’il t’aura parlé, je veux savoir… Où est-il maintenant ?… Enfermé ?… Dans son bureau ?… Hum ! C’est mauvais signe… Je vais réfléchir de mon côté… Mais ne pleure pas… mais oui, je t’aime…

Il raccrocha l’appareil d’une main tremblante. Sa tête était vide. Ses oreilles bourdonnaient. Il se leva et se mit à marcher en rond dans la chambre. Mais, au moindre bruit, il sursautait et courait à la porte d’entrée. Connaissant Michel, il redoutait sa visite. Il s’attendait à le voir paraître d’un instant à l’autre, pâle, la lèvre mauvaise et une arme à la main. Il entendait déjà les injures que son ami lui cracherait au visage. Il évoquait un bras qui se dépliait dans sa direction. Un coup de feu. Et il n’y aurait plus de Volodia Bourine. Tout cela parce que cette sotte n’avait pas su tenir sa langue devant un mari soupçonneux. Ah ! les femmes étaient impossibles ! Il y avait en elles un appétit romanesque d’explications, de scandales et de larmes. Les plus raisonnables rêvaient encore d’être traînées par les cheveux, ou souffletées jusqu’au sang, et qu’un duel opposât leur mari et leur amant dans un décor de neige. Mais lui n’était pas dupe. Il aimait Tania. Il lui sacrifiait son confort, ses habitudes. Il n’allait pas jusqu’à lui sacrifier sa vie. D’ailleurs, il ne sacrifierait sa vie à personne. Pas même au pays, au tsar, au diable ou à Dieu. Il grogna :

— À personne !

Et il donna un coup de poing sur sa table de nuit. Autour de lui, sur les murs, des photographies de femmes le regardaient avec une douce indifférence. Il avait juré à Tania de les détruire. Mais, d’un jour à l’autre, il retardait l’exécution de sa promesse. Pourtant, Tania méritait bien cet holocauste. Elle résumait et remplaçait à elle seule toutes ses anciennes maîtresses. Allait-il falloir, vraiment, qu’il se séparât d’elle ? Une nostalgie soudaine le submergea. Sa gorge se serrait. Des larmes montaient à ses paupières faibles. Comment faire pour garder Tania ? À force de réfléchir, Volodia avait la sensation de tournoyer dans une eau trouble. Pour se défendre, il lorgnait devant lui des objets fixes, familiers. Il essayait de reprendre courage en s’affirmant qu’il était encore dans sa chambre, que le lit se trouvait encore là, et la table, et la lampe. À quatre heures du matin, le téléphone sonna de nouveau. Cet appel strident frappa Volodia au ventre, comme une balle. Tania ! Quelle catastrophe supplémentaire voulait-elle lui annoncer ? Au moment de décrocher l’appareil, il se ravisa, en pensant qu’il s’agissait plutôt d’une manœuvre de Michel. Que dirait-il s’il entendait la voix de Michel dans l’écouteur ? Comment répliquerait-il à ses insultes ? Comment refuserait-il de le rencontrer ? Peut-être, même, Michel ne téléphonait-il que pour savoir si Volodia était encore chez lui. En répondant à Michel, Volodia le renseignerait, l’inciterait à venir et signerait son arrêt de mort.

Le téléphone sonnait toujours dans l’énorme silence de la maison. Volodia regardait l’appareil comme il eût considéré une machine infernale prête à exploser. Il suait à grosses gouttes. Enfin, le timbre se tut. Volodia s’épongea le front, prit un verre d’eau sur la table de nuit et but une longue rasade. Il parlait à voix basse :

— Voyons, du calme… D’abord, il faut gagner du temps… Que la fureur de Michel ne heurte aucun obstacle… Qu’il fonce dans le vide, tête en avant… Après, on verra…

Une auto passa dans la rue, ralentit devant la maison. Volodia s’arrêta de parler, l’œil rond, la bouche ouverte. La voiture s’éloigna.

— C’est intolérable, intolérable ! gémit Volodia.

Il mordilla les peaux de ses ongles. Des frissons lui parcouraient le corps.

— Partir au plus tôt…

Il chercha ses vêtements, s’habilla avec une hâte fébrile, descendit dans la rue. Jusqu’à l’heure d’ouverture des bureaux, il erra, solitaire et grelottant, à travers la ville assoupie. Enfin, il se rendit à la chancellerie du gouvernement de Moscou. Il comptait quelques bons amis au service des passeports. Lorsqu’il leur expliqua qu’il désirait partir pour la Norvège, les fonctionnaires lui déconseillèrent de tenter le voyage. L’époque était incertaine. On redoutait une guerre à brève échéance. Mais Volodia feignit une sérénité renseignée. Il eut même la force de rire.

— Je sais de source sûre que la paix est d’ores et déjà sauvée, dit-il. D’ailleurs, en cas de conflit, la Norvège n’est pas au bout du monde. Je reviendrai…

Tandis qu’on lui préparait son passeport, il courut chercher de l’argent à la banque et donna un coup de téléphone à son valet de chambre pour lui ordonner de boucler ses valises et de les faire déposer à la consigne de la gare Nicolas. Il voulut aussi téléphoner à Tania pour prendre de ses nouvelles. Mais, au dernier moment, il préféra s’abstenir. Il lui écrirait avant le départ du train.

Après une nuit de larmes et de prières, Tania s’était endormie à l’aube, le corps brisé et l’âme vide. Elle n’ouvrit les yeux qu’à onze heures du matin. Dès son réveil, le valet de chambre lui apporta la lettre de Michel. Elle la lut avec stupéfaction. En parlant à Michel, elle n’avait pas songé aux conséquences probables de son aveu. Elle s’était déchargée de son tourment, sans réfléchir, comme on rejette un poids qui vous écrase les épaules. Dans son for intérieur, elle était sûre que Michel trouverait une solution au dilemme qui l’agitait. Elle lui avait fait confiance, comme toujours. Et il était parti. Elle téléphona à Volodia. Personne ne répondit à son appel. Cette nuit déjà, elle lui avait téléphoné en vain. Mais, pour l’instant, Volodia l’intéressait moins que Michel. S’il y avait la guerre, Michel s’engagerait, elle en était certaine. Il fallait donc, à tout prix, que cette guerre fût évitée. Elle se fit présenter les journaux, parcourut les télégrammes du Novoié Vremia : « Mobilisation partielle en Autriche. Manifestation d’enthousiasme à Vienne, par suite de la rupture des relations diplomatiques avec la Serbie. Mobilisation générale à Belgrade. Guillaume II interrompt son voyage en Norvège. » Une démence collective s’était emparée du monde. D’un bout à l’autre de l’univers, les hommes avaient la fièvre et se préparaient à tuer. L’air même de la pièce était chargé d’effluves électriques. Tania étouffait de chaleur et d’angoisse. Jusqu’à ce matin, la guerre n’avait été pour elle qu’une notion abstraite. Mais, maintenant, elle savait que la guerre c’était Michel partant pour le front, confondu dans une masse de soldats anonymes. Elle imagina des attaques nocturnes, des coups de feu, un corps inanimé, un visage de cire aux prunelles révulsées. Son visage. Elle ferma les yeux. Et la lumière devint rouge, sanglante, à travers la peau mince de ses paupières. Elle ouvrit la bouche et poussa un cri :

— Par ma faute ! Par ma faute !

Ses forces diminuaient. Elle ne pouvait plus pleurer. Simplement, elle serrait ses mains l’une contre l’autre. Sa femme de chambre frappa à la porte, entra sur la pointe des pieds, dit quelques mots incompréhensibles. Tania ne répondit rien. Elle se laissa coiffer, habiller en silence. Puis, tout à coup, la conscience lui revint, et elle fut étonnée de se voir debout et vêtue pour sortir. Que voulait-elle faire ? Ah ! oui, passer à l’église.