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Akim était en route depuis quarante-huit heures. Le train approchait de Riajsk, et, dans aucune gare, on n’avait entendu parler d’un transport de troupes vers l’ouest. Au matin du troisième jour de voyage, Akim fut éveillé par un rayon de soleil qui lui brûlait les yeux à travers la vitre du compartiment. Il cligna des paupières et se pencha pour observer le paysage. Le convoi était à l’arrêt dans une gare. Sur une voie parallèle, stationnait un train de marchandises, barbouillé d’inscriptions à la craie. Par la lucarne du wagon d’en face, passait une tête de cheval, fine, aux oreilles pointées, aux yeux latéraux, bombés, inquiets. Akim refoula un cri de joie. L’animal était noir jayet, marqué d’une étoile blanche au front. C’étaient les couleurs exactes des montures de son régiment. Tous les chevaux des hussards d’Alexandra avaient cette robe digne et funèbre, rehaussée d’une étoile de neige ou de balzanes. Plus de doute ! Les camarades étaient là ! Par miracle, il les avait rejoints à travers le temps et l’espace. La guerre commençait bien. Comme un fou, Akim bondit hors du wagon, traversa la voie, atterrit sur un quai bondé d’officiers nonchalants. Il trébuchait, portant sa valise de la main droite, retenant son sabre de la main gauche. Il hurlait :

— Eh ! les amis !

Tous se tournèrent vers lui. Et il reçut en plein cœur cette masse de visages familiers, de nez, de bouches, de cheveux, d’épaulettes, de rires. Il était chez lui.

Le reste du voyage s’accomplit, pour Akim, avec une rapidité et une aisance déconcertantes. Parmi les officiers, il n’était question que de la guerre. Tous croyaient fermement à la victoire russe dans un bref délai.

Arrivés à Smolensk, les hussards d’Alexandra apprirent qu’ils seraient dirigés sur Varsovie. Comme le régiment avait été longtemps cantonné dans le pays, cette nouvelle réjouit tous ceux qui y avaient laissé des amis ou une maîtresse. On disait que les Polonais eux-mêmes s’étaient ralliés à la cause russe depuis la déclaration de la guerre, et que les socialistes étaient devenus les plus sûrs soutiens du régime. À la station de Malkin, proche de la capitale polonaise, le régiment fit une halte pour se reformer avant d’entrer solennellement dans la ville. Mais Akim, qui ne possédait pas d’équipement de campagne, obtint du colonel l’autorisation de se rendre séance tenante à Varsovie, afin d’y acheter des bottes et un sabre. Profitant de l’aubaine, les autres officiers le chargèrent de commissions personnelles. Il n’y avait pas de train prévu pour Varsovie avant midi. Akim fit le trajet sur une locomotive qui retournait au dépôt. Cette randonnée vertigineuse lui chavira le cœur. Longtemps après son arrivée, tandis qu’il se promenait dans les rues de la ville, il revoyait devant ses yeux les silhouettes noires du chauffeur et du mécanicien, aspergés de flammes, de fumée, fouettés de rails étincelants, déchirés de vitesse. Il entendait leurs voix hurlant dans le vacarme des roues :

— Paraît que les Allemands se débinent dès qu’ils voient les nôtres !

— Avant deux mois, tout sera fini, Votre Noblesse !

Au magasin de la Société économique, où Akim acheta son équipement, le vendeur ne fut pas d’un avis contraire :

— Les Allemands sont moins bien armés qu’on le croit. D’ici la fin de l’année, ils demanderont grâce.

Quant au directeur de l’hôtel où Akim était descendu, il déclarait même :

— Il est possible que les hostilités s’arrêtent dès les premiers coups de feu échangés.

Cependant, Akim avait le sentiment que la guerre serait longue et coûteuse.

Ce même jour, à deux heures de l’après-midi, tandis qu’il déjeunait dans le restaurant de l’hôtel, il entendit une rumeur sourde, menaçante, comme venant d’un peuple impatient. Il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit à deux battants. Une foule dense encombrait les trottoirs. Dès drapeaux flottaient aux balcons.

— Que se passe-t-il ? demanda Akim au garçon qui changeait les assiettes.

— Ils attendent l’arrivée de votre régiment, dit l’autre. On vient de nous téléphoner. Les hussards sont dans les faubourgs. Ils approchent…

Akim redressa la taille. Une bouffée d’orgueil lui monta au visage.

— Apporte du champagne, cria-t-il.

Et il demeura près de la fenêtre, à regarder la foule. Cette assemblée de têtes inconnues ne lui inspirait pas confiance. De seconde en seconde, la masse était grossie par des apports nouveaux. Les chantiers, les cabarets, les magasins se vidaient au profit de la rue. Des ouvriers en tenue de travail, des bourgeois endimanchés, des femmes en fichus, des mondaines aux chapeaux de paille, s’entassaient pêle-mêle au pied des maisons. Les croisées se meublaient de visages. Les trottoirs débordaient de curieux. Quelques agents de police renvoyaient les fiacres et les autos vers les rues transversales. Aux réverbères, pendaient des grappes de gamins hurleurs. Un drapeau mal accroché tomba sur la tête d’un vieux monsieur. Il y eut des rires. L’air était chaud, saturé de promesses d’orage. Les oiseaux volaient bas. Très loin, Akim crut percevoir l’appel irritant des trompettes. La foule frémit sur place, comme traversée par un brusque courant.

— Les voilà ! Les voilà !

Akim se pencha sur l’appui de la fenêtre. Son cœur battait d’angoisse. Tout au bout de la rue, il y avait un remous noir et argent, une poussière, une musique en marche : les hussards. À mesure qu’ils approchaient, les ovations devenaient plus stridentes. Une vague de cris déferlait, partie de loin, balayant tout sur son passage. Les trompettes sonnaient fort. Les sabots tintaient. La tête de la colonne apparut entre deux haies de faces glapissantes.

— Vivent les hussards ! À bas l’Allemagne !

D’abord, venait le colonel commandant le régiment entouré de ses aides de camp. Un bouquet de roses était glissé sous l’épaulette droite de son uniforme, et des fleurs des champs décoraient sa selle et pendaient à ses étriers. Puis s’avançait la cohorte serrée des musiciens sur leurs chevaux noirs marqués de blanc. Les trompettes d’argent, ornées du ruban de Saint-Georges, ondulaient comme un ruisseau de lumière entre les figures roses et gonflées. Les cavaliers se tenaient raides, portés par le chant guerrier. Quelques montures encensaient de la tête ou caracolaient nerveusement. Alors, il y avait une fausse note. Et c’était encore plus joyeux, plus viril, que si la marche avait été jouée à la perfection. Derrière les trompettes, défila le deuxième escadron, dont Akim était le capitaine en second, et que commandait présentement un jeune lieutenant très pâle, l’œil vide, une botte de roses à la main. Le fanion du deuxième escadron, noir à dents d’argent, flottait au-dessus des casquettes à bandes rouges. Les lances des hussards étaient bien parallèles. Des bouquets de fleurs pointaient hors du canon de leurs fusils. Tout le régiment était harnaché de fleurs, comme s’il eût émergé d’un jardin touffu. Et la foule, ivre de joie, jetait encore des fleurs, des cigarettes, des mouchoirs, vers ce cortège d’hommes et de chevaux.