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— Vous lui direz, prononça-t-il sèchement, qu’il est encore trop tôt pour compter sur mon aide. Je lui ai promis un peu d’argent pour monter son théâtre. Mais à la condition qu’il régularise une situation aussi désagréable pour moi que pour votre famille. Quand le divorce aura été prononcé et que M. Prychkine sera devenu votre mari, je me ferai un devoir de commanditer sa petite affaire. Mais pas avant, pas avant…

— Les formalités du divorce sont si longues ! soupira Lioubov. Et il est si pressé de réaliser son rêve !

— Admettons que je sois moins pressé que lui, dit Michel.

— Je comprends ! Je comprends ! Vous avez bien d’autres soucis en tête. Vos propres affaires ! Tania ! Cette naissance ! Vous trouvez que c’est un joli prénom, Serge ? Pas moi. Mais cela n’a guère d’importance ! Ce qui m’étonne, c’est qu’aimant Tania comme vous l’aimez, vous n’ayez pas hésité à lui faire un enfant !

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est pas gentil d’abîmer une jolie femme pour le plaisir d’avoir un héritier. Sacha et moi avons décidé que nous n’aurons pas d’enfants. Le théâtre exige des actrices une certaine discipline esthétique. Vous saisissez ?

— Non.

— Mais si. Nous devons demeurer parfaites aux yeux du public. Or, une femme est toujours déformée après un accouchement. Les seins tombent, les vergetures apparaissent. C’est atroce ! J’espère que Tania a une bonne masseuse.

— Pas mauvaise, je vous remercie, dit Michel, et il lui tourna le dos.

Après le départ de Lioubov, les parents de Tania restèrent quelques jours encore à s’extasier devant leur petit-fils. Zénaïde Vassilievna, surtout, était ensorcelée par la robustesse et la grâce du bébé. Elle ne pensait qu’à lui, ne parlait que de lui et regrettait de ne pouvoir le bichonner elle-même. Lorsqu’on baignait l’enfant, elle se pâmait d’aise et battait des mains :

— Ces petits pieds ! Ces petits genoux ! Ces petits ongles ! Oh ! je le mangerais !

Marie Ossipovna était outrée par les manifestations de cet amour dévorant. D’ailleurs, elle trouvait qu’il y avait trop de monde autour de Tania. Qu’avait-elle fait d’extraordinaire, après tout ? Selon la coutume circassienne, il était normal que des fêtes célébrassent la naissance d’un garçon, mais la mère se devait d’observer une attitude effacée et honteuse. Elle était impure. Au Caucase, sa vaisselle, ses vêtements, son linge particulier eussent été jetés à la fosse. Elle aurait vécu isolée de tous pendant les six ou sept semaines de la purification. Mais, à Moscou, aucune tradition n’était plus de mise. Tania recevait des étrangers dans sa chambre, écoutait leurs flatteries, acceptait leurs présents. Michel était bien sot de tolérer un pareil manquement à l’usage. Marie Ossipovna se consolait en gourmandant les domestiques. Tania étant alitée, elle devenait, de plein droit, la seule maîtresse de maison. Pourtant, elle devinait bien que la valetaille lui était hostile. On n’exécutait ses ordres qu’à contrecœur. On allait en référer à madame. Alors, Tania donnait un contrordre. Il fallait s’expliquer avec la bru. Et la bru profitait de sa faiblesse, jouait les fillettes nerveuses, demandait de la valériane.

— Le malheur a commencé lorsque nous avons quitté Armavir, disait Marie Ossipovna. Tant que la famille Arapoff sera dans ces murs, tout ira sens dessus dessous.

Cependant, Zénaïde Vassilievna, fondue de bonheur, ne voulait plus partir. Constantin Kirillovitch fut obligé de lui rappeler qu’Akim les attendait à Ekaterinodar pour qu’elle consentît à prendre congé de Tania.

Tania put se lever dès la fin du mois. Le 14 mai, elle donna un souper intime de quinze couverts. Il y avait un petit cadeau glissé sous la serviette de chaque convive. Des tziganes chantèrent pendant le repas. Tania portait une toilette de velours violet sombre, ornée de dentelle écrue. Elle se sentait mince et légère comme autrefois. Et beaucoup plus respectable. Volodia lui débita des compliments durant toute la soirée. Vers une heure du matin, elle s’éclipsa pour aller regarder le petit Serge qui dormait dans la pâle clarté de la veilleuse. Elle le baisa au front et rejoignit ses invités, avec le besoin renouvelé de rire et d’être courtisée. Il lui semblait que, grâce à elle, l’univers entier entrait dans une ère de prospérité pacifique.

Ce même jour, tandis que Tania fêtait ses relevailles, l’escadre de l’amiral Rodjestvensky, ayant achevé son héroïque voyage autour du monde, rencontrait à Tsushima la flotte japonaise de l’amiral Tôgô. Après quarante-huit heures de combat, tous les navires russes étaient coulés, capturés ou dispersés par les unités nippones. Certains pensèrent que les hostilités n’avaient plus de raison d’être, puisque la Russie n’avait pas de flotte en Extrême-Orient et que le Japon était une île. Mais la guerre se poursuivit, vaille que vaille, et des hommes tombèrent encore pour une cause à laquelle ils ne croyaient plus.

CHAPITRE XVIII

De jour en jour, l’impatience et la rage d’Akim devenaient plus intenses. Son pays le dégoûtait. Ceux qui ne se battaient pas, les embusqués, les malades, les intellectuels, les socialistes, sabotaient la guerre. Là-bas, des milliers d’hommes luttaient pour la défense de la patrie. Ici, on ne parlait que de comités d’étude, de réunions de zemstvos, de conférences d’étudiants et de professeurs. En mars, avril, mai, les instituteurs, les médecins, les avocats, les pharmaciens, les littérateurs, les champions du féminisme, les employés des chemins de fer fondèrent des associations abondantes. Ces congrès, plus ou moins officiels, rassemblaient des hordes de messieurs à barbiche et à faux col sale, qui votaient, condamnaient, absolvaient au nom de leur soi-disant mandat populaire. Et le gouvernement, débordé, laissait faire. La lecture des gazettes exaspérait Akim. Il eût aimé oublier dans l’action ce fatras de paroles insolentes, ou qu’on le chargeât de réprimer les émeutes et de disperser les meetings, à coups de sabre, à coups de fouet. Mais il était cloué à sa chaise longue et devait vivre, impuissant et furieux, dans cette odeur de sueur prolétarienne et de papiers journaux.

Et, tandis qu’il s’enlisait ainsi dans l’oisiveté et la quiétude, les défaites de Mandchourie suscitaient de nouvelles grèves. À Varsovie, un cortège de huit mille personnes était assailli par les cosaques. Au Caucase, les Arméniens étaient massacrés par les Musulmans. Des révoltes sanglantes éclataient à Odessa. L’équipage du Prince-Potemkine se mutinait et malmenait ses officiers, pendant que la racaille pillait les magasins du port. L’inquiétude gagnait l’entourage même de l’empereur. Au mois de juin, Nicolas II acceptait de recevoir une délégation des zemstvos, conduite par le prince Troubetskoï, et promettait d’envisager la création d’un nouveau régime basé sur la représentation populaire. Akim croyait rêver en lisant les dépêches des quotidiens. Il en discutait le soir, avec son père. Mais son père, même, lui semblait vaguement favorable aux réformes. Akim ne trouvait personne autour de lui qui fût suffisamment indigné de ce qui se passait en Russie. On disait :

— Ça ne peut pas continuer ainsi… Les besoins des masses se sont accrus… Il est juste que le gouvernement y mette du sien…

Le mari de Nina prétendait même que le moment était venu pour la Russie de suivre l’exemple des pays civilisés d’Europe. Ne voyaient-ils pas, ces libéraux de fraîche date, que la Russie glissait à l’abîme ?

Vers la fin de juin, des ouvriers défilèrent dans les rues d’Ekaterinodar en chantant LInternationaleC’en était trop. Malgré les supplications de ses parents, Akim hâta les formalités du départ. Il était guéri. Il n’avait pas le droit de profiter des quelques jours qui lui restaient encore sur sa permission. Sa vie était là-bas, avec ceux qui agissent, non avec ceux qui parlent.