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— Eh bien, dit Kitine, le théâtre ne fermera pas ses portes à cause d’une mobilisation. Nous devons travailler plus que jamais, avec un enthousiasme et un courage redoublés, pour être dignes d’amuser nos concitoyens.

— Bravo ! hurla Kisiakoff.

Il n’avait pas ouvert la bouche depuis l’arrivée de Volodia. Maintenant, il s’avançait vers lui, la main tendue. Avec répugnance, Volodia lui rendit son salut.

— Vous voyez, dit Kisiakoff, je viens me distraire comme un veuf… J’écoute ma petite Lioubov qui débite des fadaises… Excusez, honorable monsieur Malinoff, je plaisante… Oui, des fadaises… Elle est si jolie !… J’ai donné de l’argent pour le prochain spectacle… Alors, on me tolère dans la salle…

Il bâilla et se caressa la barbe avec contentement.

— Quoi ? Quoi ? reprit-il, avec force. Vous êtes là, perdus de frousse. Et moi, l’approche de la guerre me comble de satisfaction. Il fallait ça. De grands coups de balai. Du sang à pleins seaux. Des bordées de coups de pied au cul. Voilà le traitement qui sauvera notre pays de la paralysie… notre cher pays…

— Je vous demande un peu de silence, dit Kitine. Nous allons reprendre. En place, Prychkine, Lioubov…

Kisiakoff s’assit sur un coin de table. Il soufflait en gonflant les narines.

— Elle a un buste qui fait rêver, chuchota-t-il.

— J’ai demandé le silence, cria Kitine.

Malinoff baissa les paupières et se prépara voluptueusement à écouter, une fois de plus, les paroles qu’il avait écrites.

— Je suis attendu chez les Danoff, dit Volodia, je vous quitte.

Il sortit rapidement. Mais, dans le vestibule, Kisiakoff le rattrapa et le retint par la manche.

— Que voulez-vous ? demanda Volodia.

Kisiakoff se mit à rire :

— Voir votre tête. Une dernière fois.

— Pourquoi une dernière fois ?

— Parce que dans deux jours, je serai loin d’ici, réfugié à Mikhaïlo. Et que, dans trois jours, sans doute, débutera la grande danse sacrée. Alors, nul ne sait ce qu’il adviendra de nous.

Il se frottait les mains en se dandinant d’une jambe sur l’autre :

— L’existence est passionnante, ne trouvez-vous pas ? Moi, quand tout va bien, je m’ennuie. J’ai l’impression que Dieu se désintéresse de son troupeau. Mais, lorsque les hommes deviennent bêtes et hardis, lorsque le sang chauffe, lorsque les poings se lèvent, lorsque ça commence à sentir la sueur, la poudre, le sang, oh ! comme il fait doux vivre sur terre ! Permettez que je vous embrasse en signe d’adieu. On va vous tuer, peut-être ?

Volodia haussa les épaules et se dirigea vers le fiacre qui l’attendait. Derrière lui, Kisiakoff agitait son mouchoir et répétait :

— Bonne chance, bonne chance…

Dès le début du repas, Tania comprit que la comédie était au-dessus de ses forces. Elle ne pouvait plus supporter de voir son mari et son amant, assis côte à côte, à la même table, devant les mêmes plats. Ce confort dans le mensonge était intolérable. Quand Volodia se penchait vers Michel et lui parlait avec animation, elle détestait Volodia pour son insolence et Michel pour sa crédulité. Or, justement, ce soir-là, ils semblaient tous deux particulièrement satisfaits l’un de l’autre. Ils ne s’occupaient pas d’elle et ne discutaient que de la guerre imminente. Volodia racontait le meeting auquel il avait assisté, les manifestations patriotiques qui avaient succédé aux discours défaitistes, la rencontre avec Nicolas. Michel, à son tour, rapportait les dernières nouvelles qu’il avait recueillies au cours de la journée. Il affirmait qu’à Belgrade et à Vienne la mobilisation avait commencé :

— Certes, les diplomates sont encore très actifs. Mais, lorsque le mécanisme de la mobilisation est déclenché il faut s’attendre au pire.

— Jusqu’à ce jour, dit Volodia, je misais sur une propagande monstre des socialistes en faveur de la paix. Or, ce que j’ai vu, ce soir, m’a complètement découragé et dégoûté. Si les socialistes allemands, autrichiens et français sont aussi patriotes que les nôtres, l’Europe est au bord de l’abîme. J’espère simplement que nos dirigeants garderont la tête froide et sauront accorder toutes les concessions nécessaires pour éviter le conflit. Je ne compte plus sur le peuple, mais sur les chefs.

— Malheureusement, dit Michel, on ne peut plus accorder de concessions sans détruire la Russie. L’Allemagne est si gourmande !

— Mais la Russie est si riche !

— Est-ce une raison pour nous laisser voler ? Non. Il faut répondre à la force par la force. Ce qui m’inquiète, simplement, c’est l’état de notre matériel. Sommes-nous préparés ?

— Avons-nous jamais été préparés ?

— D’après Soukhomlinoff lui-même – c’est un de ses proches qui me l’a raconté – l’armée manque de fusils et de munitions. L’artillerie est démodée. Surtout – cela, je le sais par expérience – le réseau ferroviaire et routier n’est pas suffisant pour alimenter une grande offensive.

— Tu vois ! Tu vois ! s’écria Volodia. Tu le dis toi-même. Tout va mal. Va-t-on se battre avec des glaives de carton ?

Il roula sa serviette et la lança sur la table :

— Le monde est fou, fou, fou !

Tania lui jeta un regard irrité. Quelle que fût la gravité des nouvelles politiques, elle n’admettait pas que Volodia fût bouleversé pour une cause étrangère à leur amour. Elle était jalouse de cette guerre qui le détournait d’elle.

— Moi, dit Michel, je pense que si tous les hommes de bonne volonté se groupaient autour du tsar, n’eussent-ils que des pierres et des haches pour défendre la Russie, ils triompheraient.

— Idéaliste !

— La foi soulève des montagnes.

— Pas au XXe siècle, mon cher.

Volodia vida d’un trait son verre de vin blanc. Le teint terreux, l’œil fuyant, la lèvre mouillée, il paraissait malade de peur. Tania lui toucha la main sous la nappe. Il ne tressaillit pas à cette caresse. Une idée fixe l’obsédait : la mobilisation. Il dit très vite :

— Moi, la guerre, je la refuse, tu comprends ? Je la refuse !

— Pour ce que ça change ! dit Tania.

Elle se leva de table. Les deux hommes la suivirent dans le boudoir. Ils parlaient toujours, amicalement, violemment, et elle souffrait d’être délaissée. Elle s’installa sur un canapé, déploya sa large jupe de satin noir, brodée de paillettes blanches. Sans doute, sur le capitonnage rose pâle du meuble, sa silhouette sombre devait-elle se détacher selon un dessin précieux. Un peintre eût été séduit par le jeu de ces deux teintes opposées. Elle se sentit brièvement heureuse d’être si jolie et si bien habillée. Mais Volodia ne la regardait même pas. Alors, elle comprit l’inutilité de ses toilettes, de sa beauté, de sa vie. Une tristesse horrible lui étreignit le cœur. Elle eut envie de pleurer.

Michel et Volodia s’étaient assis près d’un guéridon en laque. Une clarté jaune tendre, filtrant à travers la soie épaisse de l’abat-jour, auréolait leurs deux visages fraternels. Volodia fumait nerveusement. Michel dépliait une carte. Une carte de la Russie. Subitement, Tania se rappela une soirée lointaine, avec la même pièce, les mêmes meubles, les mêmes figures et la même carte aux longs plis cassants. Il s’agissait alors de la guerre contre le Japon.

Maintenant, on parlait d’une seconde guerre. Plus terrible que la première. Plus proche. Akim allait partir, Mayoroff, des amis à elle, des connaissances. Elle se mit debout, s’approcha des deux hommes et contempla la carte par-dessus leur épaule. De nouveau, elle vit, couché devant elle, son grand pays, vert et bistre, ponctué de villes, hérissé de montagnes, fendillé de fleuves, son grand pays toujours inquiet, toujours menacé. Et elle le détesta. Elle songea qu’il eût mieux valu naître en Suède ou en Suisse. Là-bas, du moins, on pouvait aimer à sa guise.