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Sa respiration était courte. Elle éprouvait le même malaise que si elle se fût trouvée à une haute altitude, dans un air raréfié. Elle eut le vertige et se retint au dossier d’un fauteuil. Une idée absurde la ranima. Il lui semblait, tout à coup, que cette guerre survenait par sa faute. Elle l’avait préparée par le mensonge. Mais, si elle avouait son amour, si elle criait sa trahison, le péril serait conjuré. Il fallait cette explosion de franchise, pour que les hommes revinssent à la raison. Comment expliquer cela ? Seule une femme saurait le comprendre. Un moment, elle rêva à toutes les vies privées dont cette menace de conflit allait dévier le cours. Elle imagina des milliers de chambres, de visages, de mots. Partout, les masques tombaient, les liens se desserraient, un vent de pureté assainissait l’atmosphère. Comment Volodia pouvait-il encore se complaire dans la duplicité et la quiétude ? Elle eut un haut-le-cœur, porta un mouchoir à ses lèvres.

Lorsque Volodia fut parti, elle pria son mari de demeurer avec elle dans le boudoir.

— Tu ne veux pas te coucher ? dit-il tendrement. Tu n’es pas fatiguée ?

— Non, dit-elle. Mais range cette carte, ces journaux…

Tandis qu’il repliait la carte, elle le regardait avec force, comme pour fixer à jamais dans sa mémoire les moindres détails de la scène. Cette observation intense lui faisait mal. Elle gémit :

— Michel, je n’en peux plus !

Il tourna vers elle un visage étonné :

— Qu’as-tu, ma chérie ?

Elle crut qu’elle allait défaillir. Cette voix. Ce regard. Tant d’années avec cette voix et ce regard ! Elle remarqua soudain que Michel s’était coupé en se rasant. Une mince égratignure rose traversait son menton. La vue de cette égratignure la soulagea, bizarrement. Elle entendit que quelqu’un disait dans la pièce :

— Michel, je ne t’aime plus. Je te trompe avec Volodia.

Michel passa la nuit dans son cabinet de travail, au second étage de la maison. Après l’aveu de Tania, il s’était contraint à ne pas crier, mais avait exigé qu’elle se retirât et attendît ses décisions. Et elle s’était éloignée, blême et lourde de larmes. Elle devait pleurer encore dans sa chambre. Quelques années plus tôt, il l’eût sans doute tuée. Aujourd’hui, il ne le pouvait plus. Il avait vieilli, mûri. L’indulgence avait affaibli son cœur. Déjà, il tâchait de comprendre les autres.

Assis devant son bureau, dans la lueur ronde et verdâtre de la lampe, il contemplait ses mains et tentait de réfléchir calmement. Le choc avait été moins rude qu’il ne l’avait supposé. Il s’étonnait même de l’engourdissement qui s’était emparé de son être. Les paroles de Tania avaient confirmé ses soupçons. Certes, depuis longtemps, il la sentait devenir étrangère. Mais jamais il n’aurait imaginé qu’elle fût capable de le tromper de cette façon commode. Le nom même de son amant était un défi au bon sens. Un ami d’enfance. Presque un frère. Et tout à coup, ce mensonge, cette saleté entre eux. Il frémit, et un flot de chaleur lui monta au visage. Le dégoût, la haine accéléraient les battements de son sang. Il serra les poings. Il eut envie de frapper, d’assommer quelqu’un. Puis, une détente brusque le renversa sur le dossier de son fauteuil, et il fut plus tranquille et plus malheureux. Des idées faciles traversaient sa tête. Il dénombrait les résultats du désastre. Quelle que dût être sa décision, la vie familiale était compromise, gâchée. Rien n’était plus aimable de ce qui faisait, hier encore, sa joie. La maison se transformait en auberge. Les enfants se muaient en victimes. Le travail, la réussite, se révélaient des mots vides de sens. Et les meilleurs souvenirs étaient empoisonnés jusqu’aux racines. Isolé, dépouillé, désolé, il respirait encore. Pour qui ? Pour quoi ? Pas de mélancolie. Tout problème comportait une solution. Maintenant, il ne s’agissait pas de geindre, mais de penser.

Il prit un papier, un crayon, nota quelques mots, repoussa la feuille. La première idée qui lui vint à l’esprit fut de provoquer Volodia en duel. Il détestait d’autant plus cet homme qu’il l’avait longtemps considéré comme son seul ami. À la lueur des événements, il ne doutait plus que la duplicité de Volodia remontât très loin. Volodia n’avait pas su, malgré les apparences, pardonner à Tania de lui avoir autrefois préféré Michel. Depuis, il n’avait vécu, travaillé, que dans l’espoir d’une revanche. Michel le voyait fort bien s’introduisant en tiers dans le ménage, feignant la camaraderie, l’amitié inoffensive, et préparant, avec une patience diabolique, la chute d’une femme qui n’avait pas voulu de lui. Avec horreur, il évoquait leur dernière entrevue, dans le boudoir, cette carte dépliée, les sourires, les serrements de main. Devant ce monstre de fourberie et de lâcheté, sa colère ne connaissait plus de bornes. Oui, il eût été bon d’abattre cette bête malfaisante. Mais, Volodia mort, la question ne serait pas réglée. Sa disparition n’aiderait pas Michel à établir des relations équitables avec Tania et les enfants. Bien mieux, le scandale deviendrait public, rejaillirait sur la famille. Et le nom des Danoff était sacré.

D’ailleurs, n’était-il pas égoïste et ridicule de songer au duel à la veille d’une guerre ? Non, la menace de tant de morts interdisait de lever la main sur un rival, quel qu’il fût. Il fallait remettre à plus tard l’acte du justicier. Volodia ne perdait rien pour attendre.

Alors, le divorce ? Michel ne voulait pas y consentir, à cause de ses fils. Il n’admettait pas que Boris et Serge fussent, par la faute de Tania, privés d’une éducation normale. Ces deux enfants, héritiers de son nom, devaient grandir dans une famille saine et respectable. Ils avaient sur leurs parents des droits acquis. Comment tolérer qu’ils vécussent loin de leur père, confiés aux soins d’une femme qui avait trahi son serment ? Il les verrait à certaines dates, brièvement, comme un étranger. Il perdrait chaque jour un nouveau morceau de leur âme. Mais si, en revanche, c’était lui qui obtenait la garde de ses fils, saurait-il, seul, excédé, maladroit, entretenir dans la maison cette affection tiède et constante dont ils avaient besoin ? Le divorce, d’ailleurs, était inadmissible pour d’autres raisons moins élevées. La loi exigeait des preuves grossières, vulgaires, qu’il lui était difficile de fournir dans sa situation. Cette mesure rendrait notoire une honte que la malignité publique s’empresserait d’exploiter. Et les enfants, plus tard, jugeraient aussi sévèrement leur père que leur mère.

Restait une dernière éventualité : la réconciliation. Mais Tania accepterait-elle de renoncer à son amant ? Et, même si elle se repentait, pourrait-elle, ayant déjà péché, tenir jusqu’au bout sa promesse ? Une femme qui s’était complu des semaines dans le mensonge était contaminée, affaiblie. Elle n’avait plus la même horreur de la faute et demeurait exposée aux atteintes du mal. Vivre avec la crainte perpétuelle d’une autre infidélité. Michel en était incapable. Il se rappela le beau visage de Tania, son corps pâle et chaud, ses gestes, son parfum. Et cette évocation le combla de chagrin et de rancune. Tout en elle était sali par le soupçon. Il abhorrait ses cheveux, le grain de sa peau, son haleine, son odeur, ses vêtements, sa voix. Il souhaitait que ses amies se détournassent d’elle. Aucune manœuvre de l’esprit ne prévaudrait jamais contre ce hérissement animal de tout son être à l’idée de revoir Tania. De nouveau, il s’irrita contre son indécision. Il était dans une impasse. Il ne distinguait rien au-delà de ses mains, de sa table. Cependant, demain matin, il fallait à tout prix qu’une résolution fût prise.