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Il se leva et s’étira en bâillant.

— J’aime la science, reprit-il. À propos, je te conseille de déménager. Il y aura des perquisitions après le coup d’Andersen. Ta logeuse n’est pas très sûre…

Une brusque lassitude s’était emparée de Nicolas. Il dit :

— Oh ! après tout… Je m’en moque…

— Encore du sentiment ! s’écria Zagouliaïeff. Mais tu es pourri de poésie, mon pauvre. Tu sues le romantisme par tous les pores de ta peau. Nous ne voulons pas de victimes expiatoires. Nous ne voulons pas de saints. Nous voulons des soldats.

— Il y a eu des saints qui étaient des soldats, dit Nicolas.

— Légende ! dit Zagouliaïeff. En attendant, tu n’es ni un saint ni un soldat. Où vas-tu t’installer ?

— Je ne sais pas.

— Comme coin sûr, je ne connais que l’ancien logement d’Andersen. Pas le dernier. Celui-là est brûlé d’office. Mais un autre. Chez une blanchisseuse de la Bojédomka. Dans la salle où elle sèche son linge. C’est une amie à nous. Tu es d’accord ?

Nicolas ne répondit pas. Il songeait à cet idéal révolutionnaire pour lequel des hommes tuaient et mouraient par centaines. Il n’aurait jamais pu tuer par idéal. Son idéal même l’eût empêché d’agir. Depuis longtemps, la conscience d’un salut futur le consolait en quelque sorte des injures immédiates que subissait le peuple. Grâce à son rêve intérieur, il en arrivait inexplicablement à ne plus s’indigner contre les injustices quotidiennes des autorités. En vérité, il éprouvait la même tristesse devant ceux qui tentaient de lui expliquer que sa pensée n’était pas susceptible d’application, que devant ceux qui méditaient de transformer cette pensée en manifestations actuelles. Il savait, sans oser le reconnaître publiquement, que ceux qui s’efforceraient de matérialiser son idéal ne pourraient, s’ils triomphaient dans leur tâche, que limiter, salir et défigurer l’objet du culte qui le faisait vivre.

— Réaliser un idéal, n’est-ce pas le perdre un peu ! soupira-t-il enfin.

Zagouliaïeff lui jeta un vif regard de moquerie :

— Mais l’idéal n’est fait que pour être perdu, mon cher. L’essentiel est de bien le perdre.

— Que veux-tu dire ?

— Remplace idéal par idée, et tu te sentiras plus à l’aise. Nous sommes des visionnaires, mais nous pratiquons, dans l’intérêt de notre vision, un sens des affaires, des chiffres, de la politique, digne des plus grands techniciens. Nous sommes à la fois les architectes et les entrepreneurs du nouveau monde. Nous traçons et nous bâtissons. Et c’est là ce qui fait notre force !

— C’est vrai, dit Nicolas. Avant, je dessinais des plans, sans songer à bâtir.

— Oui, et les terroristes bâtissaient, sans avoir dessiné de plans. Et c’est pourquoi tes efforts comme les leurs demeuraient stériles. C’est dur pour un réaliste d’apprendre à rêver. C’est dur pour un idéaliste d’apprendre à travailler dans la matière. Mais la discipline a du bon.

Nicolas baissa les yeux et serra durement les mâchoires. Les paroles de Zagouliaïeff lui étaient salutaires. Il lui semblait qu’en violentant sa nature indécise il prenait plus nettement conscience de lui-même.

— L’idéal est une étape qui doit être dépassée, dit encore Zagouliaïeff. C’est comme une barrière que tu aurais dressée devant toi-même pour provoquer l’élan, le bond final qui te permettra d’entrer dans le jeu. Une fois la haie franchie, on n’y pense plus.

— Et crois-tu que je l’aie franchie, cette haie ? demanda Nicolas.

— Non, dit Zagouliaïeff. Mais tu n’en es pas loin.

Nicolas déménagea dans la journée même. En fait, ce changement d’adresse n’était pas pour lui déplaire. Non qu’il craignît une perquisition, mais parce qu’il ne voulait pas que Tania pût retrouver sa trace. Pour mener l’existence qu’il avait choisie, il lui semblait indispensable d’être seul. Les liens de famille, l’amitié bourgeoise, les visites auraient inutilement entravé son effort. Ce fut la blanchisseuse elle-même qui veilla à l’installation de son nouveau locataire. Cette matrone énorme, cramoisie, moustachue, exerçait aussi le métier de sage-femme. Elle accueillit Nicolas dans une chambre tapissée de papier rose et lui désigna le fauteuil.

— Pilatova, dit-elle d’une voix péremptoire. Je m’appelle Pilatova. Et je sais tout par le camarade Zagouliaïeff. Ici, vous êtes en sécurité. Mon métier est la blanchisserie. Mon passe-temps, la médecine. Ma passion, le socialisme. Je vais vous montrer votre chambre.

La chambre à louer était située au même étage que l’appartement de Pilatova, mais à l’extrémité d’un long couloir encombré de balais et de seaux. Après avoir juré en secouant son trousseau de clefs, Pilatova poussa une porte basse et s’effaça pour laisser passer le jeune homme. Nicolas pénétra dans une grande pièce mansardée, au plancher de lattes grises et aux murs de plâtre. Deux canapés de tapisserie encadraient une table chargée de paperasses et de livres. Des bassines en bois, des cruches, des fers à repasser, des paniers et des bouteilles vides s’amoncelaient dans un coin. Des ficelles, jalonnées de pinces à linge, étaient tendues d’une cloison à l’autre. De l’eau suintait du plafond et tombait goutte à goutte dans une soucoupe disposée sur le parquet. L’air sentait le savon, le tabac, la poussière humide. Un soir sale et triste coulait par la fenêtre givrée. Il faisait froid.

— Andersen couchait ici, dit Pilatova. Il y a deux mois environ. Ses livres, ses papiers sont encore sur la table. Il faudrait brûler tout cela.

— Oui, dit Nicolas.

— Vous saurez allumer le feu ?

— Oui.

— Pour le loyer, ne vous tracassez pas.

Elle fit deux pas vers la porte, se retourna :

— Si j’ai besoin d’étendre du linge…

— Ne vous gênez pas pour entrer, dit Nicolas.

— Je frapperai trois coups espacés et je gratterai deux fois avec les ongles.

— C’est ça.

— Il y a encore votre grosse malle chez moi.

— J’irai la prendre tout à l’heure.

Elle sortit enfin, referma la porte. Nicolas déposa la valise qu’il tenait à la main. Il n’avait pas le courage de déballer ses vêtements, ses livres. Un long moment, il tourna dans la chambre, désœuvré et las. Enfin il s’approcha de la table. Des paquets de journaux, des cahiers, des bouquins reliés en toile noire, dormaient là, couverts de poussière et de taches de cire. Il ouvrit un cahier au hasard, et reconnut la petite écriture pointue et sèche d’Andersen :

« … Une erreur fondamentale des sociaux-démocrates a été de croire que la majorité paysanne n’est pas suffisamment centralisée pour prendre une part effective à la révolution. J’estime, au contraire, que les paysans, avec leurs communes agraires, représentent la force profonde, le mystère sacré de la Russie… »

Cette phrase, Nicolas aurait pu l’écrire, sur un cahier semblable et dans un même sentiment. Et cette autre : « Nous ne voulons plus d’évangélistes sociaux, mais des techniciens méticuleux et féroces. » Combien de fois Zagouliaïeff avait-il tenu des propos analogues ? Sur la table, parmi les livres amoncelés, Nicolas reconnut quelques volumes dépareillés de Hegel, un Karl Marx annoté, des coupures du journal : LÉtincelle. Ces ouvrages, ces articles, Nicolas les possédait aussi. Ils étaient là, en double, dans la valise qui reposait à ses pieds. Nicolas lui-même n’était qu’un double d’Andersen. La pensée de cette identité saugrenue le fit frémir. Il se rappela Andersen, un grand garçon maigre, aux épaules étroites, au nez rouge et plongeant. Peu loquace, mais toujours agité, mécontent, railleur. On ne l’aimait guère, parmi les camarades. Certains le tenaient pour un agent double. Maintenant, Andersen était mort, les veines tailladées, et Nicolas occupait sa chambre. Nicolas le remplaçait. Avec obstination, Nicolas songeait à cette agonie lente, dans le sang et le silence. Puis il en vint à évoquer d’autres camarades, tués au cours d’une échauffourée, ou déportés, ou disparus. Toutes ces morts, toutes ces souffrances sans gloire, s’additionnaient dans son esprit avec rapidité. Jadis encore, lorsqu’il n’était qu’un sympathisant-socialiste, la révolution lui était apparue sous les espèces d’un vaste mouvement politique et moral. Mais, à mesure qu’il pénétrait plus avant dans l’organisation, il en comprenait mieux le terrible et merveilleux ouvrage. Peu à peu, les révolutionnaires isolés s’étaient assemblés en cellules. Un parti était né, le parti social-démocrate. Puis, le parti social-révolutionnaire, qui prétendait allier les paysans et les ouvriers dans une même lutte. Zagouliaïeff était devenu le chef d’une cellule, qui dépendait elle-même du groupe patronné par Grunbaum. Au-dessus de ce groupe, régnaient des « dirigeants » mystérieux et puissants. En vérité, ces dirigeants tenaient essentiellement à ce que les membres des diverses subdivisions s’ignorassent d’une cellule à l’autre, par crainte qu’une intervention policière ne permît de remonter des conspirateurs aux grands responsables. En cas de trahison ou de maladresse, une cellule était sacrifiée, et les investigations de la police s’arrêtaient généralement à ce mince butin.