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— Et vous ? demanda Nicolas.

Kisiakoff se mit à rire :

— Moi, on ne peut pas me tuer !

— Pourquoi ?

— Ce serait trop long à vous expliquer. Admettons que je sois immortel.

Il cligna de l’œil :

— C’est bien commode, parfois.

— Vive l’armée ! glapit le petit vieux.

— Vive l’armée ! reprit Kisiakoff.

Nicolas tendit le cou. Par-dessus les têtes, il aperçut le pont, matelassé d’une belle neige fraîche. À l’autre extrémité du pont, se dressait l’arc triomphal de Narva, avec ses statues à capuchons de glace, et, tout en haut, sur la plateforme, le char de la Victoire, aux six chevaux cabrés. Des troupes étaient massées devant le monument. Les cosaques ressanglaient leurs bêtes. Les fantassins sautillaient sur place, échangeaient des coups de poing pour se réchauffer.

— Vous voyez bien qu’ils ne pensent pas à nous arrêter, dit le petit vieux.

Le cortège avançait toujours. Lentement grossi, affermi, renouvelé, il était devenu sublime. La force et la santé de cette multitude en marche, chacun les ressentait en soi. C’était comme si, vraiment, des milliers de vies distinctes s’étaient ajustées en une seule vie puissante et volontaire.

Gapone tourna vers ses fidèles un visage transparent d’angoisse et de fierté. La rumeur du peuple s’assourdit, rentra sous terre, car on approchait de la limite idéale entre deux pouvoirs : les caftans et les uniformes ; les mains nues et les baïonnettes ; le cœur et la consigne. Un pont entre eux, tout droit, blanc et vide. Un pont promis au meilleur ou au pire. Une voix d’enfant piailla, quelque part, en marge de l’histoire :

— Maman, j’ai un doigt gelé !

Les soldats gris papillonnaient derrière la vitre d’un autre monde. Mais, tout à coup, un ordre retentit, au loin. Et les fantassins coururent aux faisceaux et se formèrent en ligne. Ils barraient le pont. On eût dit qu’un loquet de fer se refermait en claquant dans le cœur de la foule.

— Qu’est-ce qui les prend ? balbutia le petit vieux.

— C’est rien, c’est pour nous intimider, dit le gros homme rouge, et il rentra la tête dans les épaules.

— Ouf ! grommela Kisiakoff. Ça commence.

D’une seule masse, comme un bas relief qui se démoule et tombe, l’escadron sombre se détacha de l’arc de triomphe et s’élança au galop sur le pont. Des cris éperdus déchiraient le cortège :

— Ils chargent !

— Sauve qui peut !

— Eh ! Vanka ! Par ici ! Par ici, il y a de la place !

Dans un bric-à-brac offensé, les bannières, les croix, les icônes dégringolèrent et se plaquèrent contre les parapets. Les rangs des ouvriers se disloquaient sur toute leur profondeur humaine, ouvrant un couloir pour le trajet forcené des chevaux. Les cosaques arrivaient en trombe. La terre tournait sous les sabots des bêtes. Les têtes des cavaliers étaient gonflées de vitesse. On ne voyait plus leurs yeux trop rapides. Leur bouche hurlait quelque chose d’atroce qui vous dépassait comme une aile. Dans un orage de hennissements, de cris, de tintements d’acier, ils s’enfoncèrent dans la multitude. Ils frappaient à droite, à gauche, avec l’éclair blanc de leurs sabres, avec les serpents noirs de leurs fouets sifflants. Nicolas et Kisiakoff furent projetés contre le mur froid d’une maison. La croupe d’un cheval, rousse, douce, musclée, sauta deux ou trois fois devant leur visage. Une odeur de crottin et de sueur animale leur brûla la bouche. Et ce fut tout.

— Les brutes ! dit Nicolas en essuyant sa figure.

La charge traversa toute la procession. Puis, les cosaques firent volter leurs montures, rentrèrent dans la foule par les derniers rangs, et rejoignirent au galop la porte de Narva. Les fantassins s’écartèrent devant eux et se refermèrent en ligne après leur passage.

Les manifestants, bousculés, fouettés, dispersés, émergeaient de ce tourbillon avec des visages ahuris, des voix discordantes. Ils hésitaient sur leurs jambes. Ils flottaient par petits groupes clairsemés et humbles. Mais les bannières, les croix, rallumèrent leurs ors glorieux en tête du cortège. Les chefs étaient là. Les emblèmes aussi. La cause demeurait la même. On pouvait, on devait marcher. L’indignation, rouge et chaude enflammait les cœurs. Qu’avaient-ils fait de mal pour qu’on les attaquât ? Que leur reprochait-on ? Et pourquoi ces armes contre des mains vides, contre des faces nues ? Etait-ce une erreur, un guet-apens, un coup de folie ?

— Il m’a tapé avec le plat de son sabre, comme si j’étais un goret. Je suis un homme, comme lui. Je vaux autant que lui, plus que lui peut-être !

— Et moi, regarde comme ils ont tailladé mon touloupe ! Il était tout neuf. Je l’avais mis exprès…

— Antéchrists ! Buveurs de sang !

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Il faut avancer quand même !

— Que dit Gapone ?

— Où est Gapone ?

Gapone palpitait à la tête de ses fidèles, comme un étendard funèbre. Il avait grandi. Il ouvrit ses bras aux larges manches noires. Son visage était tordu par la rage.

— Nous sommes les plus forts ! s’écria-t-il d’une voix éperdue. Mort ou liberté !

— Mort ou liberté ! répondirent les manifestants.

— Ils sont fous ! gémit Nicolas. Ils ne savent pas ce qu’ils font !

Tout à coup, il se rappela la Khodynka, cette populace aveugle, ces milliers de corps écrasés. Aujourd’hui aussi, parce que l’empereur n’avait rien su prévoir, parce que l’administration avait été débordée, des masses d’hommes allaient mourir stupidement.

— Envoyez des parlementaires ! glapit Nicolas.

Les agents de police, qui avaient accompagné le cortège, s’agitaient autour de Gapone, gesticulaient, vociféraient dans le vide. La foule s’était remise en marche. La tête de la colonne n’était plus qu’à quarante ou cinquante pas des soldats. Seul le pont du canal Tarakanovka séparait les manifestants de la troupe. Un vieillard se détacha des premiers rangs et courut comme un fou vers l’arc de triomphe. Il s’arrêta devant les soldats, retira son bonnet, s’inclina et se mit à parler vite et fort. Nicolas devinait, plus qu’il ne les entendait, des bribes de son discours.

— Mes petits amis… L’empereur nous attend… Qu’est-ce que ça vous coûte ?… La pétition… Notre pétition… Avec la pétition…

Un lycéen et un ouvrier, qui se tenaient enlacés par le cou, allèrent le rejoindre.

En attendant leur retour, les deux manifestants qui soutenaient le portrait de l’empereur le haussèrent à pleins bras et le calèrent sur leurs épaules. Le pope Vassilieff brandit sa grande croix de bois. Les bannières, les lanternes d’église se rapprochèrent, attentives. Tout pouvait s’arranger encore. Le soleil était froid et doux comme les autres jours, la neige blanche. Il y avait de petits rideaux aux fenêtres des maisons voisines.

Les parlementaires revinrent en secouant la tête :

— Ils ne veulent pas.

— Quoi ? Quoi, ils ne veulent pas ?

— De quel droit, ils ne veulent pas ?

— Nous sommes des milliers, et ils sont quelques centaines.

— Où est la loi ?

— Ils ne veulent pas !

— Ils ne veulent pas !

Là-bas, devant ceux qui « ne voulaient pas », un officier, mince et gris, avec un bachlik jaune sur l’épaule, dressait sa taille, levait son bras allongé d’un sabre.

— Dispersez-vous ! cria cet officier, cet homme seul, à tous les hommes qui bondaient la rue.

La foule grondait sur place :

— Il nous commande à présent !

— Ils ont fui devant les Japonais, et ils font les braves devant nous. C’est normal.