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— Ce sont les messieurs qui compliquent tout.

— N’ayez pas peur, les gars. Leurs fusils sont chargés à blanc.

Est-ce qu’on pouvait avoir peur, lorsqu’on était nombreux et que la cause était juste ? De nouveau, Gapone agita ses larges manches noires vers le ciel. Il parlait dans le vent qui emportait sa voix. Nicolas tremblait d’angoisse et d’impuissance. Comme jadis, dans les champs sombres de la Khodynka, il était au bord du précipice avec la foule. Il allait crouler dans une communion intense avec la foule. Oh ! c’était injuste, stupide, cruel, de traiter la foule à la façon d’un bétail anonyme. Ceux qui avaient donné l’ordre d’arrêter et de charger le cortège, et ceux qui acceptaient d’exécuter cet ordre, n’étaient plus des hommes, mais des monstres sans intelligence et sans pitié. Il n’était plus question de discuter avec ces brutes. On devait les combattre et tenter de les réduire par tous les moyens.

Comme pour répondre à la pensée intime de Nicolas, les drapeaux rouges réapparurent au-dessus des manifestants. Ces loques de sang se balançaient avec fierté. Quelques voix entonnaient La Marseillaise.

 Circulez ! Pour la dernière fois, je vous ordonne de circuler ! cria l’officier.

— Assez ! Assez ! Fuyards de Mandchourie ! braillait la foule.

Nicolas songea brusquement à son frère Akim. Qu’aurait-il fait, Akim, l’orgueilleux Akim, s’il s’était trouvé à la place de cet officier ? Aurait-il, lui aussi, exécuté les ordres de ses chefs ?

Subitement, un appel de clairon se mêla au grondement du peuple. C’était un chant lointain, nerveux, désagréable. Un signal. Le signal de quoi ? Quelle page tournait-on dans le ciel ? Quel titre de feu descendait sur la tête des hommes ? Une seconde. Deux secondes. Le clairon se tut.

— Les sommations, dit Kisiakoff.

Son visage était bouleversé par une sorte de joie anxieuse. Nicolas regardait avec hébétude le long espace blanc qui séparait les manifestants de la troupe. Les chevaux des cosaques avaient laissé sur le pont quelques tas de crottin roux et fumant que se disputaient des moineaux voraces. Contre le parapet de gauche, il y avait un monceau de neige sale, avec une pelle enfoncée dedans. Le clairon sonna encore. Et, de nouveau, il se tut.

Nicolas avala une bouffée d’air pur, comme avant de plonger dans l’eau. Son cœur battait sec dans sa poitrine. Ses lèvres vibraient. Encore le clairon.

— Compagnie ! dit l’officier.

La foule était pétrifiée dans l’attente. Personne ne bougeait plus. Personne ne parlait plus. Tout à coup, une femme hurla :

— Ils ne vont pas tirer, quand même ?

Les soldats avaient épaulé leurs fusils. Les baïonnettes luisaient, bien alignées. Les visages de faïence étaient couchés sur l’arme.

— Feu ! commanda l’officier.

Une détonation maladroite ébranla les pierres. Et des cris répondirent à la salve de fer et de feu. Nicolas demeurait annihilé de stupeur, vide et bête, immobile et sans force, au milieu d’un tourbillon formidable. Il vit le pope Vassilieff tourner sur lui-même avec une lenteur fascinante et s’effondrer dans la neige, sous la carapace barbare de ses vêtements dorés. L’un des porte-bannières s’était écroulé sur le ventre et semblait boire à longs traits, le nez piqué dans une flaque rouge. Ses pieds avaient des saccades régulières de nageur. La jeune femme en douillette verte cachait son visage dans ses mains, et le sang coulait en rubans minces entre ses doigts. Tout autour, des gens bondissaient, glapissaient, tendaient le poing, trébuchaient, se retenaient les uns aux autres. La belle foule était démantibulée, pulvérisée. Elle n’avait plus de fierté, plus d’âme. Elle ne pouvait plus que gueuler. Tout le monde gueulait. Nicolas sentit qu’il gueulait lui-même, avec une voix qui n’était plus la sienne, une colère qui n’était plus la sienne. L’un des agents de police, les yeux nus d’épouvante, la moustache hérissée, souleva les pans de sa capote bleue et se mit à courir vers les soldats en vociférant :

— Malheureux ! Comment osez-vous tirer sur les icônes, sur le portrait du tsar ?

Son camarade le suivait en traînant la patte.

Une seconde salve les faucha, tous deux, en pleine course. Des stridences fusantes arrachaient les oreilles. L’odeur du soufre emplissait la bouche.

— Quelle honte ! Quelle honte ! gémissait Nicolas.

Deux mains le saisirent aux épaules et le jetèrent à genoux, derrière le tas de neige sale. C’était Kisiakoff. Il s’accroupit au côté de Nicolas.

— Vous tenez absolument à vous faire descendre ? dit-il.

Il était très pâle et haletait sourdement dans sa barbe.

— Les canailles ! dit Nicolas. Si j’avais su, j’aurais emporté des armes.

Kisiakoff sourit étrangement, fourra la main dans sa poche et lui tendit un revolver :

— Servez-vous, mon cher.

Nicolas eut un haut-le-corps.

— Non, non, dit-il. Maintenant, c’est trop tard ! Maintenant, il faut que tout s’accomplisse !

La rue se vidait. Les soldats ne tiraient plus sur une foule, mais sur des hommes. Frappés de panique, les derniers manifestants tournaient sur place, incapables de fuir, de se défendre, de riposter. Une troisième salve balaya ce tohu-bohu d’éclopés lamentables.

Instinctivement, Nicolas aplatit son visage contre le tas de neige. Il vit un amas de bouts de mégots, de crottin, de pelures d’orange et de cailloux gelés. La fumée lui brûlait les yeux. L’odeur âcre de la poudre lui entrait dans la gorge. Il se redressa.

— Regardez ! Regardez, dit Kisiakoff, comme c’est curieux !

Tout près de lui, les deux hommes qui soutenaient l’effigie du tsar s’étaient affaissés l’un sur l’autre. Le portrait gisait dans la neige. La figure de l’empereur était tournée vers le ciel. Ces yeux tranquilles, cette petite barbe bien peignée, ces larges moustaches sages et souriantes sous le vernis brillant, semblaient narguer le désastre. Un ouvrier au paletot déboutonné, à la barbe marquée de taches rouges, se précipita vers le tableau, l’empoigna en criant :

— Je le tiens, les gars ! On ne nous enlèvera pas l’empereur !

Mais il ne put faire un pas et tomba, touché par une balle. Le portrait le recouvrait jusqu’à mi-corps, comme un drap funèbre. Il y avait un petit trou rond dans la joue rose du tsar. Le tsar était couché au milieu de son peuple. Frappé, lui aussi. Mort, lui aussi. Partout, des icônes, des emblèmes religieux, des lanternes jonchaient la neige, pêle-mêle avec des casquettes, des gants et des balluchons sanglants. Nicolas reconnut le corps du gros homme rouge qui apportait au tsar un panier d’œufs et de saucissons. La main du cadavre serrait encore l’anse du panier. Des œufs s’étaient écrabouillés, jaunes, dans la boue blanche de la chaussée. Rien ne bougeait plus. Le massacre était consommé. Et, cependant, on entendait encore la plainte vaste de la multitude. Cela résonnait ailleurs. Cela ne pourrait plus se taire jamais. C’était contre cette voix que les soldats tiraient encore. À pleine mitraille dans le vide. Feu à volonté sur l’avenir. Les imbéciles !

Soudain, Nicolas aperçut le petit vieux à bouc couleur de ficelle qui se dressait au milieu du pont. D’où venait-il, celui-là ? Il avait une face affamée, démente. Il saluait humblement la ligne immobile des soldats. Et, à chaque courbette, il s’écriait d’une voix éraillée :

— Merci, messieurs ! Merci, messieurs ! Merci au tsar, notre petit père ! Merci à vous, les défenseurs de la patrie ! Merci, messieurs ! Merci, messieurs ! Heuh ! Heuh !

Une détonation claqua, nette, sèche. Le petit vieux dit encore : « Merci », toucha son ventre, courut vers le parapet, l’enjamba et disparut.